Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8553

8553. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
29 mai.

Madame, le vieux malade de Ferney a reçu presque en même temps de Votre Majesté impériale les deux lettres dont elle l’a honoré l’une, en date du 19 de mars, et l’autre, du 3 avril, avec le paquet contenant les fruits du cèdre du Liban, que les dix tribus chassées par le bon Salmanazar[1] ont sans doute transplanté en Sibérie.

Votre Majesté me comble toujours de faveurs. Je vais semer ces petites fèves dès que la saison le permettra. Ces cèdres-là ombrageront peut-être un jour des Genevois ; mais, du moins, ils n’auront pas sous leurs ombrages des rendez-vous de confédérés sarmates.

J’ai enfin eu l’honneur de voir un des cinq Orlof : les héros qu’on appelle les fils Aymon ne sont qu’au nombre de quatre, ceux-ci sont cinq. J’ai vu celui qui ne se mêle de rien, et qui est philosophe : il m’a étonné, et mes regrets ont redoublé de n’avoir pu jouir de l’honneur de voir les quatre autres ; mais Votre Majesté sait que je mourrai avec un regret bien plus cuisant.

Nos extravagants de chevaliers errants, qui ont couru sans mission vers la zone glaciale combattre pour le liberum veto, méritent assurément toute votre indignation ; mais les dévots à Notre-Dame de Czenstokova sont cent fois plus coupables. Du moins nos don Quichottes welches ne peuvent se reprocher ni bassesse ni fanatisme ; ils ont été très-mal instruits, très-imprudents, et très-injustes.

J’étais moi-même bien mal instruit, ou plutôt aussi aveugle des yeux de l’âme que de ceux du corps, de ne pas comprendre ce que le roi de Prusse m’écrivait, il y a environ un an : « Vous verrez un dénoûment auquel personne ne s’attend. » J’avais toujours mon Moustapha en tête ; ma chimère sur les frontières de ma Suisse était que, grâce à mon héroïne, il n’y eût plus de Turcs en Turquie. Elle prenait dès ce temps-là même un parti encore plus noble et plus utile, celui de détruire l’anarchie en Pologne, en rendant à chacun ce que chacun croit lui appartenir, et en commençant par elle-même.

Mais qui sait si, après avoir exécuté ce grand projet, elle n’achèvera pas l’autre, et si un jour elle n’aura pas trois capitales, Pétersbourg, Moscou, et Byzance ? Cette Byzance est plus agréablement située que les deux autres. Il en sera de votre séjour sur le Bosphore de Thrace comme de mes cèdres du Liban je ne les verrai pas, mais au moins mes héritiers les verront.

Je ne verrai pas non plus votre Saint-Cyr, qui est fort au-dessus de notre Saint-Cyr. Nos demoiselles seront très-dévotes et très-honnêtes, mais les vôtres joindront à ces deux bonnes qualités celle de jouer la comédie, comme elles faisaient autrefois chez nous. L’article de la barbe vous embarrasse ; mais si Esther n’avait point de barbe, Mardochée en avait. On prétend même que lorsque la Mardochée, ornée d’une très-courte barbe blonde, vint un jour répéter son rôle avec Esther, tête à tête dans sa chambre, cette Esther, tout étonnée, lui dit : « Eh, mon Dieu ! ma sœur, pourquoi avez-vous mis votre barbe à votre menton ? » Quoi qu’il en soit, Votre Majesté impériale allie à merveille le temporel et le spirituel. Elle envoie d’un côté des plénipotentiaires, et de l’autre des troupes victorieuses : ainsi elle donnera la paix à main armée ; on ne la donne guère autrement.

Enfin je triomphe aussi dans mon coin. J’ai toujours soutenu contre mes contradicteurs opiniâtres que vous viendriez à bout de tout. Il semble que votre courage avait passé dans ma tête. Aucun de mes antiraisonneurs ne m’a intimidé pendant quatre ans. J’ai enfin gagné obscurément ma gageure, quand vous êtes montée au faîte de la gloire et de la félicité, et quand Moustapha, Kien-long, Ganganelli, et le Grand Lama, ne peuvent vous disputer d’être la première personne de notre globe. Cela me rend bien fier.

Mais je n’en suis ni plus ni moins attaché à Votre Majesté impériale avec le respect que tout le monde vous doit comme moi.

Le vieux Malade.
  1. Prince dont il est parle dans la Bible, ch. xvii du quatrième livre des Rois.