Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8502

8502. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
À Ferney, 24 mars.

Je vous écris, madame, malgré le pitoyable état où mon grand âge, ma mauvaise santé, et le climat dur où je me suis confiné, ont réduit mon corps et mon âme. Un officier suisse, qui part dans le moment, veut bien se charger de ma lettre. Songez que vous m’aviez mandé que vous alliez chez votre grand maman, il y a près de six mois ; j’ai cru toujours que vous y étiez. J’apprends que vous êtes à Paris. Vous m’aviez promis de me mettre aux pieds de votre grand’maman et de son mari.

Je vous dis très-sincèrement que je mourrai bientôt, mais que je mourrai de douleur si votre grand’maman et son [1] très-respectable mari pouvaient soupçonner un moment que mon cœur n’est pas entièrement à eux. Je l’ai déclaré très-nettement à un homme considérable qui ne passe pas pour être de leurs amis. Je ne demande rien à personne, je n’attends rien de personne. Je repasse dans ma mémoire toutes les bontés dont votre grand’maman et son mari m’ont comblé ; j’en parle tous les jours ; elles font encore la consolation de ma vie.

J’ai autant d’horreur pour l’ingratitude que pour les assassins du chevalier de La Barre, et pour des bourgeois insolents qui voulaient être nos tyrans. J’ai manifesté hautement tous ces sentiments ; je ne me suis démenti en rien, et je ne me démentirai certainement pas ; je n’ai d’autre prétention dans ce monde que de satisfaire mon cœur. Je suis votre plus ancien ami ; vous vous êtes souvenue de moi dans ma retraite ; votre commerce de lettres, la franchise de votre caractère, la beauté de votre esprit et de votre imagination, m’ont enchanté. Mon amitié n’est point exigeante, mais vous lui devez quelque chose ; vous lui devez de me faire connaître aux deux personnes respectables qui ne me connaissent pas. Je ne leur écris point, parce qu’on m’a dit qu’ils ne voulaient pas qu’on leur écrivît, et que d’ailleurs je ne sais comment m’y prendre ; mais vous avez des moyens, et vous pouvez vous en servir pour leur faire passer le contenu de ma lettre. Je vous en conjure, madame, par tout ce qu’il y a de plus sacré dans le monde, par l’amitié. Il m’est aussi impossible de les oublier que de ne pas vous aimer.

Je vous souhaite toutes les consolations qui peuvent vous rendre la vie supportable. Je voudrais être avec vous à Saint-Joseph, dans l’appartement de Formont. J’y viendrais, si je pouvais m’arracher à mes travaux de toute espèce, et à une partie de ma famille, qui est avec moi. Consolez-moi d’être loin de vous en faisant hardiment ce que je vous demande. Soyez bien persuadée, madame, que vous n’avez pas dans ce monde un homme plus attaché que moi, plus sensible à votre mérite, plus enthousiaste de vous, de votre grand’maman et de son mari.

  1. plaisir à plusieurs reprises, et surtout dans son Anti-Machiavel. Le baron de Bielfeld dit dans ses Lettres familières et autres, tome Ier, page 80, lettre du 30 octobre 1739 : « Il (Frédéric) aime tous les plaisirs raisonnables, hors la chasse, dont il croit l’occupation aussi déplaisante et guère plus utile que celle de ramoner une cheminée. »