Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8478

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 28-29).
8478. — M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
12 février.

Comment donc ! mon héros daigne, du milieu de son tourbillon, m’écrire dans ma caverne une lettre toute philosophique ! Je suis persuadé que le duc d’Épernon, voire devancier en aquitaine, dont je vous ai vu autrefois si entiché, et qui ne vous valait pas à beaucoup près, n’aurait point écrit une pareille lettre de quatre pages à Malherbe ou à Gassendi.

J’avoue qu’il y a un peu de ridicule à moi à me mêler des affaires des autres ; mais je suis comme ces vieilles catins qui ne peuvent rien refuser, et qui sont trop heureuses qu’on leur demande quelque chose. D’ailleurs, vous savez comme la destinée est faite, et comme elle nous ballotte. Elle m’adressa les Calas et les Sirven, sans que je cherchasse pratique. Je me pris de passion pour ces infortunés : et, Dieu merci, je réussis, ce qui m’arrive bien rarement.

J’ai eu la même faiblesse pour deux ou trois cents Genevois sur qui leurs compatriotes tiraient comme sur des perdreaux ; ils se réfugièrent dans mon village ; je leur bâtis une vingtaine de maisons de pierre. J’ai établi quatre manufactures ; ce sont les hochets de ma vieillesse ; et si monsieur le contrôleur général ne m’avait pas pris dans ma poche, ou plutôt dans celle de M. Magon, deux cent mille francs[1] qu’il avait à moi en dépôt (ce qui s’appelle, dit-on, chez les Welches, une opération de finances), ma colonie aurait été très-florissante presque en naissant. Elle se soutient pourtant, malgré cette perte épouvantable ; et, si le ministère voulait bien nous protéger, et surtout si je n’étais pas si vieux, mon village deviendrait une ville dans peu d’années.

Je vois donc que la destinée fait tout, et que nous ne sommes que ses instruments. Elle vous a choisi pour les plus brillants événements en tout genre, pour tous les plaisirs, et pour toutes les sortes de gloire, et elle me fait faire des sauts de carpe dans un désert.

Vraiment je ne savais pas que M. le duc d’Aiguillon n’avait point la surintendance des postes. Je ne sais rien de ce qui se passe dans votre brillante cour. Je ne suis en relation qu’avec les climats de l’Ourse. Je sais plus de nouvelles d’Archangel que de Versailles. J’ignore même si vous êtes cette année premier gentilhomme de la chambre en exercice. Si vous l’étiez, je sais bien ce que je vous proposerais pour vous amuser ; mais je pense que c’est M. le duc de Fleury, et je ne le crois pas si amusable que vous, j’oserais même dire si amusant : car enfin il faut bien qu’il y ait des nuances entre les confrères, et chacun a son mérite différent.

Quoi qu’il en soit, monseigneur, conservez vos bontés pour un vieillard cacochyme qui vous est attaché avec le plus tendre respect jusqu’au moment où il ira revoir ou ne pas revoir tous ceux qui ont vécu avec vous, et qui sont engloutis dans la nuit éternelle.

  1. Voyez la note, tome VIII, page 534.