Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8427

Correspondance de Voltaire/1771
Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 561-563).
8427. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Ferney, ce 6 décembre.

Sire, je n’ai jamais si bien compris qu’on peut pleurer et rire dans le même jour. J’étais tout plein et tout attendri de l’horrible attentat commis contre le roi de Pologne[1], qui m’honore de quelque bonté. Ces mots qui dureront à jamais, Vous êtes pourtant mon roi, mais j’ai fait serment de vous tuer[2], m’arrachaient des larmes d’horreur, lorsque j’ai reçu votre lettre et votre très-philosophique poëme[3], qui dit si plaisamment les choses du monde les plus vraies. Je me suis mis à rire malgré moi, malgré mon effroi et ma consternation. Que vous peignez bien le diable et les prêtres, et surtout cet évêque, premier auteur de tout le mal !

Je vois bien que quand vous fîtes ces deux premiers chants, le crime infâme des confédérés n’avait point encore été commis. Vous serez forcé d’être aussi tragique dans le dernier chant que vous avez été gai dans les autres, que Votre Majesté a bien voulu m’envoyer. Malheur est bon à quelque chose, puisque la goutte vous a fait composer un ouvrage si agréable : depuis Scarron, on ne faisait point de vers si plaisants au milieu des souffrances. Le roi de la Chine ne sera jamais si drôle que Votre Majesté, et je défie Moustapha d’en approcher.

N’ayez plus la goutte, mais faites souvent des vers à Sans-Souci dans ce goût-là. Plus vous serez gai, plus longtemps vous vivrez : c’est ce que je souhaite passionnément pour vous, pour mon héroïne, et pour moi chétif.

Je pense que l’assassinat du roi de Pologne lui fera beaucoup de bien. Il est impossible que les confédérés, devenus en horreur au genre humain, persistent dans une faction si criminelle. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que la paix de la Pologne peut naître de cette exécrable aventure.

Je suis fâché de vous dire que voilà cinq têtes couronnées assassinées en peu de temps[4] dans notre siècle philosophique. Heureusement, parmi tous ces assassinats, il se trouve des Malagrida, et pas un philosophe. On dit que nous sommes des séditieux ; que sera donc l’évêque de Kiovie ? On dit que les conjurés avaient fait serment sur une image de la sainte Vierge, après avoir communié. J’ose supplier instamment Votre Majesté, si ingénieuse et si diabolique, de daigner m’envoyer quelques détails bien vrais de cet étrange événement, qui devrait bien ouvrir les yeux à une partie de l’Europe. Je prends la liberté de recommander à vos bontés l’abbaye d’Oliva[5]. Je me mets à vos pieds (pourvu qu’ils n’aient plus la goutte) avec le plus profond respect, et le plus grand ébahissement de tout ce que je viens de lire.

  1. Stanislas-Auguste, le 3 novembre.
  2. Voyez tome XX, page 451.
  3. La Pologniade ; voyez lettre 8409.
  4. Voyez la note sur la lettre 8418.
  5. Voyez lettre 8438.