Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8423

Correspondance de Voltaire/1771
Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 558-560).
8423. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 3 décembre.

Madame, voilà sans doute une belle action que les confédérés ont faite[1]. Je ne doute pas que le révérend père Ravaillac et le révérend père Poignardini n’aient été les confesseurs de ces messieurs, et qu’ils ne les aient munis du pain des forts, comme le dit le révérend père Strada, en parlant du bienheureux Balthasar Gérard, assassin du prince d’Orange. Du moins votre pauvre archevêque de Moscou n’a été tué que par des gueux ivres, par une populace effrénée, que la raison ne peut jamais gouverner, et qu’il faut emmuseler comme des ours ; mais le roi de Pologne a été trahi, assailli, frappé par des gentilshommes qui parlent latin, qui lui avaient juré obéissance.

On dit qu’on a imprimé[2] dans les États de Votre Majesté impériale une relation de cette conspiration étonnante. Oserais-je vous supplier de daigner m’en faire parvenir un exemplaire ? Il pourrait me servir en temps et lieu, supposé que j’aie encore quelque temps à vivre. J’avoue que j’ai la faiblesse d’aimer la vie, quand ce ne serait que pour voir l’estampe de votre temple de Mémoire, et celle de votre statue érigée vis-à-vis celle de Pierre le Grand.

Nous sommes inondés de tant de nouvelles que je n’en crois aucune. La Renommée est une déesse qui n’acquiert le sens commun qu’avec le temps ; encore même ne l’acquiert-elle pas toujours. L’histoire la plus vraie est mêlée de mensonges, comme l’or dans la mine est souillé par des métaux étrangers ; mais les grandes actions, les grands monuments, restent à la postérité. La gloire se dégage des lambeaux dont on la couvre, et paraît à la fin dans toute sa splendeur. Heureux l’écrivain qui donnera dans un siècle l’histoire de Catherine II !

Nous avons toujours dans notre voisinage un comte Orlof, en Suisse, avec sa famille ; tandis que les autres vous servent sur terre et sur mer. M. Polianski nous fait l’honneur de venir quelquefois à Ferney ; il nous enchante par tout ce qu’il nous dit de la magnificence de votre cour, de votre affabilité, de votre travail assidu, de la multiplicité des grandes choses que vous faites en vous jouant. Enfin il me met au désespoir d’avoir près de quatre-vingts ans, et de ne pouvoir être témoin de tout cela. M. Polianski a un désir extrême de voir l’Italie, où il apprendrait plus à servir Votre Majesté impériale que dans le voisinage de la Suisse et de Genève ; il attend sur cela vos ordres et vos bontés depuis longtemps. C’est un très-bon esprit et un très-bon homme, dont le cœur est véritablement attaché à Votre Majesté.

Nous voici dans un temps, madame, où il n’y a pas moyen de prendre de nouvelles provinces à mon cher ami Moustapha. J’en suis fâché ; mais je le prie d’attendre au printemps.

Je renouvelle mes vœux pour la constante prospérité de vos armes, pour votre santé, pour votre gloire, pour vos plaisirs. Je me mets aux pieds de Votre Majesté impériale avec la plus sensible reconnaissance et le plus profond respect.

Le vieux Malade de Ferney.

  1. Le 3 novembre 1771 ; voyez une note sur la lettre 8418.
  2. Cela n’était pas ; voyez lettre 8475.