Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8417

Correspondance de Voltaire/1771
Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 552-553).
8417. — À M. LE CARDINAL DE BERNIS.
À Ferney, le 27 novembre[1].

On me mande, monseigneur, qu’un Anglais, très-Anglais, qui s’appelle Muller, homme d’esprit, pensant et parlant librement, a répandu dans Rome qu’à son retour il m’apporterait les oreilles du grand inquisiteur dans un papier de musique ; et que le pape, en lui donnant audience, lui a dit : « Faites mes compliments à M. de Voltaire, et annoncez-lui que sa commission n’est pas faisable ; le grand inquisiteur à présent n’a plus d’yeux, ni d’oreilles. »

J’ai bien quelque idée d’avoir vu cet Anglais chez moi, mais je puis assurer Votre Éminence que je n’ai demandé les oreilles de personne, pas même celles de Fréron et de La Beaumelle.

Supposé que M. Muller ou Milles[2] ait tenu ce discours dans Rome, et que le pape lui ait fait cette réponse, voici ma réplique ci-jointe. Je voudrais qu’elle pût vous amuser : car, après tout, cette vie ne doit être qu’un amusement. Je vous amuse très-rarement par mes lettres, car je suis bien vieux, bien malade, et bien faible. Mes sentiments pour vous ne tiennent point de cette faiblesse ; ils ne ressemblent point à mes vers. Agréez mon très-tendre respect, et conservez vos bontés pour le vieillard de Ferney.


Le grand inquisiteur, selon vous, très-saint père,
Le grN’a plus ni d’oreilles ni d’yeux :
Vous entendez très-bien, vous voyez encor mieux,
Et vous savez surtout bien parler et vous taire.
Je n’ai point ces talents, mais je leur applaudis.
Vivez longtemps heureux dans la paix de l’Église ;
Le grAllez très-tard en paradis[3] :
Je ne suis point pressé que l’on vous canonise.
Aux honneurs de là-haut rarement on atteint.
Vous êtes juste et bon, que faut-il davantage ?
C’est bien assez, je crois, qu’on dise : « Il fut un sage. »
Le grDira qui veut « Il fut un saint. »

  1. Dans le tome XV de l’édition de Kehl, cette lettre est datée du 25 novembre ; Bourgoing lui a donné la date du 27.
  2. C’est ainsi qu’on lit dans les éditions de Kehl. Wagnière écrit Milles. (voyez les Mémoires, 1826, tome Ier page 46). La correspondance de Bernis, publiée par Bourgoing, porte seulement M. Muller. Un éditeur récent, au lieu de Milles, a écrit Miller. (B.)
  3. Horace a dit, ode ii du livre Ier :

    Serus in cœlum redeas.