Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8397

Correspondance de Voltaire/1771
Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 536-537).
8397. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL[1].
8 novembre.

Mon cher ange, il y a des temps durs à passer dans la vie ; je suis dans une de ces époques, et mon royaume n’a jamais été de ce monde. Je compte pourtant vous envoyer tout ce que vous avez bien voulu commander à notre fabrique. Je vous promets de ne point brûler la petite lettre du 2 novembre, contenant vos instructions.

Je ne puis vous envoyer le petit écrit que je fis l’année passée, en faveur des esclaves de Saint-Claude. Je n’en ai plus d’exemplaires, je n’en retrouve plus ; c’était un petit préliminaire assez vague, et qui ne servirait de rien à celui qui voudrait rapporter l’affaire. C’était la voix qui criait dans le désert : Préparez les chemins pour Christ ou pour Christin.

Je sais que plusieurs personnes puissantes, qui ont des mainmortables, et qui craignent un règlement sur cet abus, sollicitent vivement contre nous. Ces personnes ne savent pas qu’il y aurait à gagner pour elles si on supprimait la mainmorte en France, comme elle est supprimée depuis peu en Savoie. Leur cupidité les trompe ; d’ailleurs leur situation n’est point du tout celle de Saint-Claude. Ces seigneurs ont des titres, et les chanoines de Saint-Claude n’en ont point. Nous ne plaidons que contre des moines usurpateurs et des moines faussaires.

Je vais répondre à M. l’abbé du Vernet, qui daigne être mon historien[2]. Il est plaisant à la vérité qu’on fasse l’histoire d’un homme de son vivant ; mais je pense que je pourrai esquiver ce ridicule, et que je serai mort avant qu’il ait rassemblé ses matériaux, car ma santé est horriblement délabrée. Cette mauvaise santé, les neiges qui vont m’engloutir, les fluxions sur les yeux qui recommencent, et les embarras horribles qui sont des suites inévitables de la fondation de ma colonie, ont fait un peu de tort aux vers alexandrins du neveu de M. Lantin et de l’autre jeune homme. La poésie s’accorde mal avec les tribulations.

Vous me direz que j’ai pourtant toujours aimé ce maudit métier au milieu des épines. Cela est vrai ; mais à la fin on succombe. Que ne puis-je succomber à la tentation de venir vous embrasser, et vous renouveler les plus tendres sentiments dont un cœur ait jamais été pénétré ! V. P. S. M. Dupuits vous apportera le six et le sept[3].

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. Cette Vie de Voltaire ne parut qu’en 1786. (A. F.)
  3. Les tomes VI et VII des Questions sur l’Encyclopédie.