Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8383

Correspondance de Voltaire/1771
Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 522-524).
8383. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
11 octobre.

Mon cher ange, votre lettre du 30 de septembre m’a trouvé bien affligé. On dit que les vieillards sont durs ; j’ai le malheur d’être sensible comme si j’avais vingt ans. Le soufflet donné à La Harpe et à notre Académie[1] est tout chaud sur ma joue.

Ma colonie, qui n’est plus protégée, me donne de très-vives alarmes. Je me suis ruiné pour l’établir et pour la soutenir ; j’ai animé un pays entièrement mort ; j’ai fait naître le travail et l’opulence dans le séjour de la misère ; et je suis à la veille de voir tout mon ouvrage détruit cela est dur à soixante-dix-huit ans.

La situation très-équivoque dans laquelle est ma colonie, par rapport à Pétersbourg, où elle avait de très gros fonds, me met dans l’impossibilité de rien faire à présent pour mademoiselle Daudet : c’est encore pour moi une nouvelle peine.

Si la retraite de M. de Felino[2] avait pu produire quelque chose de désagréable pour vous, jugez combien j’aurais été inconsolable.

J’ai commandé vos deux montres telles que vous les ordonnez ; vous les aurez probablement dans quinze jours.

Mon jeune homme vous enverrait bien aussi les Pélopides, qui sont très-différents de ceux qui sont entre vos mains ; mais, malgré toute la vivacité de son âge, il sait attendre. Vous auriez aussi la folie Ninon[3], et vous ne seriez peut-être pas mécontent de la docilité de ce jeune candidat ; mais le temps ne me paraît guère favorable.

Ma pauvre colonie occupe actuellement toute mon attention. Cent personnes dont il faut écouter les plaintes et soulager les besoins, d’assez grandes entreprises près d’être détruites, et l’embarras des plus pénibles détails, font un peu de tort aux belles lettres. Je vous demande en grâce de parler à M. le duc d’Aiguillon ; vous le pouvez, vous le voyez les mardis ; je ne vous demande point de vous compromettre, j’en suis bien éloigné. Je lui ai écrit. Je lui ai demandé en général sa protection ; j’ose dire qu’il me la devait : il ne m’a point fait de réponse ; ne pourriez-vous pas lui en dire un mot ? Serait-il possible que les bontés de M. le duc de Choiseul pour ma colonie m’eussent fait tort, et que je fusse à la fois ruiné et opprimé pour avoir fait du bien ? cela serait rude. Il vous est assurément très-aisé de savoir, dans la conversation, s’il est favorablement disposé ou non. Voilà tout ce que je conjure votre amitié de faire le plus tôt que vous pourrez, dans une occasion si pressante. Si M. le maréchal de Richelieu était à Versailles, il pourrait lui en dire quelques mots, c’est-à-dire en faire quelques plaisanteries, tourner mon entreprise en ridicule, se bien moquer de moi et de ma colonie ; mais mon ange sentira mon état sérieusement, et le fera sentir : c’est en mon cher ange que j’espère. Je parlerai belles-lettres une autre fois ; je ne parle aujourd’hui que tristesse et tendresse.

Mille respects à Mme d’Argental.

  1. Voyez la lettre 8381.
  2. Voyez tome XV, page 401.
  3. Le Dépositaire.