Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8306

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 450-451).
8306. — À M. THOMAS.
À Ferney, 14 juin.

Je vous aime, monsieur, de tout mon cœur, non-seulement parce que vous faites de très-beaux vers, mais parce que vous soutenez noblement l’honneur et la liberté des lettres.

L’article Épopée[1] vous sera assurément très-utile ; vous l’aurez dans quatre mois, si la chambre syndicale est aussi exacte cette fois-ci qu’elle l’a été l’autre ; mais souvenez-vous bien que cet article Épopée n’est que dans votre génie. L’auteur de cet article s’est bien donné de garde de hasarder aucun précepte ; il ne connaît que les exemples. Il a traduit quelques morceaux des poëtes étrangers, et s’en est tenu là, comme de raison, laissant à tout lecteur la liberté de conscience qu’il demande pour lui-même.

Vous avez très-bien fait de choisir un héros[2] arrivé de la mer Glaciale. Nous n’en avons guère sur les bateaux de la Seine et de la Loire. Il est vrai que votre héros avait deux natures, il était moitié loup-cervier et moitié homme ; mais c’est l’homme que vous chantez.

Savez-vous ce qui s’est passé, il y a un an, sur son tombeau ? L’impératrice de Russie y fit chanter un Te Deum en grec, pour la victoire navale dans laquelle toute la flotte turque avait été détruite. Un archimandrite, nommé Platon, aussi éloquent que celui d’Athènes, remercia Pierre le Grand de cette victoire, et fit souvenir la Russie qu’avant lui on ne connaissait pas le nom de flotte dans la langue de ses vastes États. Cela vaut bien, monsieur, nos sermons de Saint-Roch et de Saint-Eustache, et même nos itératives remontrances, qui font tant de bruit chez les Welches.

Soyez sûr, monsieur, que personne ne rend plus de justice que moi à votre génie et à vos sentiments, et que j’aime votre façon de penser autant que je hais la bassesse et la charlatanerie.

  1. Tome XVIII, page 564.
  2. Pierre le Grand ; voyez tome XLIV, page 69.