Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8298

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 442-443).
8298. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 3 juin.

La lettre de mon héros m’a donné un tremblement de nerfs qui m’aurait rendu paralytique si je n’avais pas, le moment d’après, reçu une lettre de monsieur le chancelier, qui a remis mes nerfs à leur ton, et rétabli l’équilibre des liqueurs. Il est très-content ; il a seulement changé deux mots, et fait réimprimer la chose[1]. On en a fait quatre éditions dans les provinces. C’est la voix de Jean prêchant dans le désert, et que les échos répètent.

Mon héros sait que quand César releva les statues de Pompée, on lui dit : Tu assures les tiennes. Ainsi mon héros, dans son cœur, trouvera très-bon qu’on montre de la reconnaissance pour un homme qu’on appelle en France disgracié, et qu’on relève ses statues, pourvu qu’elles n’écrasent personne.

J’avoue que je suis une espèce de don Quichotte qui se fait des passions pour s’exercer. J’ai pris parti pour Catherine II, l’étoile du Nord, contre Moustapha, le cochon du croissant. J’ai pris parti contre nosseigneurs, sans aucun motif que mon équité et ma juste haine envers les assassins du chevalier de La Barre et du jeune d’Étallonde, mon ami, sans imaginer seulement qu’il y eût un homme qui dût m’en savoir gré.

J’ai, dans toutes mes passions, détesté le vice de l’ingratitude ; et si j’avais obligation au diable, je dirais du bien de ses cornes.

Comme je n’ai pas longtemps à ramper sur ce globe, je me suis mis à être plus naïf que jamais : je n’ai écouté que mon cœur, et, si on trouvait mauvais que je suivisse ses leçons, j’irais mourir à Astracan plutôt que de me gêner, dans mes derniers jours, chez les Welches. J’aime passionnément à dire des vérités que d’autres n’osent pas dire, et à remplir des devoirs que d’autres n’osent pas remplir. Mon âme s’est fortifiée à mesure que mon pauvre corps s’est affaibli.

Heureusement mon caractère a plu à l’homme auquel il aurait pu déplaire. Je me flatte qu’il ne vous rebute pas, et c’est ce que j’ai ambitionné le plus.

Je sens vivement vos bontés. Je ne désespère pas de faire un jour, si je vis, un petit tour très-incognito à Paris ou à Bordeaux, pour vous faire ma cour, vous jurer que je meurs en vous aimant, et m’enfuir au plus vite ; mais je crois qu’il faut attendre que j’aie quatre-vingts ans sonnés. Je n’en ai que soixante-dix-huit, je suis encore trop jeune.

J’ai d’ailleurs fondé une colonie que l’homme à qui je dois tout[2] faisait fleurir, et qui me ruine à présent en exigeant ma présence.

Ce que vous daignez me dire sur ma santé et Tronchin me fait cent fois plus de plaisir que votre vespérie ne m’alarme : aussi vous suis-je plus attaché que jamais avec le plus tendre et le plus profond respect, et le plus éloigné de l’ingratitude.

  1. L’opuscule intitulé les Peuples aux parlements ; voyez tome XXVIII, page 413.
  2. Le duc de Choiseul.