Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8296

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 440-442).
8296. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
1er juin.

Vous avez brûlé, madame, tout ce qu’on a écrit sur les parlements. Eh bien ! brûlez donc encore cette troisième édition d’un écrit composé à Lyon ; mais ne brûlez pas la page 7, qui contient les justes éloges du mari de votre grand’maman[1]. Vous devriez bien, si vous avez de l’amitié pour moi, envoyer cette page 7 à Mme Barmécide.

Je vous répète que je ne serai jamais ingrat, mais que je n’oublierai jamais le chevalier de La Barre et mon ami, le fils du président d’Étallonde, qui fut condamné au supplice des parricides pour une très-légère faute de jeunesse. Il se déroba par la fuite à cette boucherie de cannibales ; je le recommandai au roi de Prusse, qui lui a donné, en dernier lieu, une compagnie de cavalerie.

À peine se souvient-on dans Paris de cette horreur abominable. La légèreté française danse sur le tombeau des malheureux. Pour moi, je n’ai jamais mis ma légèreté à oublier ce qui fait frémir la nature. Je déteste les barbares, et j’aime mes bienfaiteurs.

Vous aimez les Anglais ; n’ayez donc point d’indifférence pour un homme qui est tout aussi Anglais qu’eux. Songez d’ailleurs que je vis dans un désert où je veux mourir, à moins que je n’aille mourir en Suisse. Songez que je ne dis jamais que ce que je pense, et qu’il y a soixante ans que je fais ce métier. Songez qu’ayant fondé une colonie dans ma Sibérie, je dois approuver infiniment la grâce que fait le roi à tous les seigneurs des terres de payer les frais de leurs justices.

Je sais bien, encore une fois, qu’à Paris on ne fait pas la moindre attention à ce qui peut faire le bonheur des provinces ; je sais qu’on ne s’occupe que de souper, et de dire son avis au hasard sur les nouvelles du jour. Il faut d’autres occupations à un homme moitié cultivateur et moitié philosophe. Je me suis ruiné à faire du bien, je ne demande aucune grâce à personne, et je ne veux rien de personne. Si jamais je vais à Paris pour une opération qu’on dit qu’il faut faire à mes yeux, et qui ne réussira pas, ce sera beaucoup plus pour avoir la consolation de m’entretenir avec vous que pour recouvrer la vue et pour prolonger ma vie.

Un hasard assez heureux m’amena en France il y a près de vingt ans. Je ne devrais pas y être, parce que je ne pense pas à la française ; mais quand je serais autre, comptez, madame, que je vous serai attaché jusqu’à mon dernier moment, avec des sentiments aussi inaltérables que ma façon de penser.

  1. Voyez tome XXVIII, page 416, les Peuples aux parlements.