Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8267

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 412-413).
8267. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
17 avril.

Mon cher ange, votre lettre est un vrai poisson d’avril, car elle est datée du 1er, et je ne l’ai reçue que le 14. Il faut qu’elle ait été égarée dans les bureaux de M. Bertin.

Je vous dirai, au sujet de vos remarques sur Sophonisbe, comme M. Vigouroux : « Si je meurs, je les passe ; si je vis, à revoir. » Je suis aveugle et très-malade, et je ne crois pas qu’il me soit possible de faire encore beaucoup de tragédies. Il faut pourtant vous avouer, avec la sincérité d’un mourant, que je n’ai jamais conçu pourquoi la dernière épée du bonhomme Syphax vous déplaisait tant, après que la première épée de Rodrigue ne vous a jamais déplu. Pour moi, je tiens qu’il n’y aurait plus moyen de faire des vers, si des métaphores aussi simples, aussi claires, n’étaient pas permises.

À l’égard des Pelopides, il y a plus d’un mois que je ne les ai regardés, et je ne les reverrai qu’en cas que la nature me rende la vue et la vie.

Est-ce l’abbé Grizel qui a fait banqueroute à Lekain ? Je le plains infiniment, mais je ne puis le mettre sur mon testament, attendu que monsieur le contrôleur général d’un côté, et ma colonie de l’autre, m’ont absolument ruiné. S’il a perdu vingt mille francs, j’en ai perdu plus de quatre cent mille, ou du moins ils sont prodigieusement hasardés. La retraite de M. le duc de Choiseul m’a porté le dernier coup, aussi bien qu’à la ville de Versoy, qu’il voulait bâtir. Notre petit canton est actuellement dans un état déplorable.

Je vous conjure, mon cher ange, de me mander s’il est vrai que M. le duc de Choiseul ait été accusé de s’entendre avec le parlement de Paris, et de fomenter sa très-condamnable désobéissance. Il m’est de la dernière importance de le savoir ; et comme il s’agit ici d’un bruit public, et non d’un mystère d’État, Mme d’Argental peut fort bien me mander ce que l’on dit, sans se compromettre dans ce qu’elle aura la bonté de m’écrire.

Je vous supplie de ne me pas oublier auprès de M. le duc de Praslin, à qui je serai toujours dévoué. Le roi ne condamne pas les sentiments de la reconnaissance j’en dois beaucoup à M. le duc de Praslin et à M. le duc de Choiseul, et je dois remplir mon devoir jusqu’à ma mort, en trouvant les parlements très-ridicules.

J’ai lu toutes les remontrances et toutes les brochures : elles m’ont affermi dans l’opinion que le roi a raison, et qu’il faut absolument qu’il ait raison.

Je vous demande en grâce de vouloir bien dire à M. de Thibouville combien je m’intéresse à sa santé du bord de mon tombeau. Je prie Mme d’Argental de me conserver ses bontés, et de vouloir bien m’écrire sur ce que je lui demande.

Donnez-moi votre bénédiction, mes anges : j’en ai grand besoin au milieu des neiges et de la famine qui nous environnent.