Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8265

8265. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Ferney, 12 avril.

Sire, il n’est ni honnête ni respectueux d’écrire à votre neveu le roi de Suède[1] et de lui parler du roi son oncle, sans communiquer au moins à Votre Majesté la liberté que l’on prend. Je vous ai cité à l’impératrice de Russie comme un auteur grave[2], je vous cite au roi de Suède comme mon protecteur. Quiconque est en France actuellement doit regretter Sans-Souci ; nous n’avons que des tracasseries, beaucoup de discorde, peu de gloire, et point d’argent. Cependant le fonds du royaume est très-bon, et si bon, qu’après les peines qu’on a prises pour le détériorer, on n’a pu en venir à bout. C’est un malade d’un tempérament excellent, qui a résisté à plus de trente mauvais médecins : Votre Majesté prouve qu’il n’en faut qu’un bon.

Je ne sais si je me doute de ce que Votre Majesté fera cette année ; mais Dieu, qui m’a refusé le don de prophétie, ne me permet pas de deviner ce que fera l’empereur. Je connais des gens qui, à sa place, pousseraient par delà Belgrade, et qui s’arrondiraient, attendu qu’en philosophie la figure ronde est la plus parfaite. Mais je crains de dire des sottises trop pointues, et je me borne à me mettre aux pieds de Votre Majesté du fond de mon tombeau de neige, dans lequel je suis aveugle comme Milton, mais non pas aussi fanatique que lui. Je n’ai nul goût pour un énergumène qui parle toujours du Messie et du diable ; moi, je parle de mon héros.

  1. Épître au roi de Suède, tome X, page 438. Voyez aussi ci-dessus, page 384.
  2. Voyez tome X, page 437.