Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8262

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 408).
8262. — À M. DE SAINT-LAMBERT.
À Ferney, 7 avril.

Mon charmant confrère, je suis de votre avis dans tout ce que vous m’écrivez dans votre lettre non datée. Ce petit procureur de Dijon ne gagnera pas son procès, ou je me trompe fort. Il rend des arrêts comme le parlement, sans les motiver. Il est bien fier, ce Clément ; c’est un grand homme. Il lut, il y a deux ans, une tragédie aux comédiens, qui s’en allèrent tous au second acte. Voilà les gens qui s’avisent de juger les autres. J’aurai l’honneur de lui rendre incessamment la plus exacte justice.

On m’a envoyé de Lyon des écrits sur les affaires du temps, qui n’ont pas été faits par messieurs des enquêtes. Il y a un homme[1] à Lyon dont les ouvrages passent quelquefois pour les miens. On se trompe entre ces deux Sosie. Je voudrais que chacun prît franchement ce qui lui appartient ; mais il y a des occasions où l’on fait largesse de son propre bien, au lieu de prendre celui d’autrui. Quoi qu’il arrive, je suis choiseulliste et ne suis point parlementaire. Je n’aime point la guerre de la Fronde, attendu que les premiers coups de fusil ne manqueraient pas d’estropier la main des payeurs des rentes ; et, de plus, j’aime mieux obéir à un beau lion qui est né beaucoup plus fort que moi, qu’à deux cents rats de mon espèce. Je trouve d’ailleurs l’établissement des nouveaux conseils admirable. Clément, en qualité de procureur de Dijon, pourra écrire contre eux tant qu’il voudra ; pour moi, je vais écrire contre les neiges qui couvrent encore nos montagnes, et qui me rendent entièrement aveugle.

Bonsoir, mon charmant confrère ; conservez bien le goût de la littérature ; il est infiniment préférable à la rage des tracasseries de cour. Soyez bien persuadé que je sens tout votre mérite. Je ne suis pas, Dieu merci, des barbares antipoétiques.

  1. Bordes, ou Prost de Royer.