Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8256

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 401-402).
8236. — À M. LE COMTE DE ROCHEFORT.
27 mars.

Si vous passez, comme vous le dites, monsieur, au mois de juillet par notre hospice de Ferney avec Mme Dix-neuf ans, vous savez comme cette faveur sera sentie par ma nièce et par son oncle l’aveugle. J’espère qu’alors j’aurai des yeux : car jusqu’à présent l’été me rend la vue que je perds dans le temps des neiges. On ne peut mieux prendre son temps pour voir que quand Mme Dix-neuf ans passe.

Vous verrez ma petite colonie assez heureusement établie : celle de Versoy est un peu négligée à présent. Il me semble qu’on a trop étendu les idées de M. le duc de Choiseul. On a fait dépenser au roi six cent mille francs pour un port qui honorerait Brest ou Toulon, mais où il n’y aura jamais que deux ou trois barques. Au lieu de construire le port à l’embouchure de la rivière, on l’a placé beaucoup plus haut, et on s’est mis dans la nécessité de donner à la rivière un autre lit, ce qui exigerait des dépenses immenses. Voilà comment les meilleurs projets échouent, quand on veut plus faire que le ministère n’ordonne.

Je conserverai, jusqu’au dernier jour de ma vie, la plus tendre et la plus respectueuse reconnaissance pour M. le duc de Choiseul. Il m’accordait sur-le-champ tout ce que je lui demandais, et je ne lui ai jamais rien demandé que pour les autres : c’est ce qui augmente les obligations que je lui ai.

Il est horrible d’être ingrat, mais il faut être juste. Je persiste dans la ferme opinion que rien n’est plus utile et plus beau que l’établissement des six conseils souverains ; cela seul doit rendre le règne de Louis XV cher à la nation. Ceux qui s’élèvent contre ce bienfait sont des malades qui se plaignent du médecin qui leur rend la santé. Quelquefois les institutions les plus salutaires sont mal reçues, parce quelles ne viennent pas dans un temps favorable ; mais bientôt les bons esprits se rendent : pour la canaille, il ne faut jamais la compter.

Adieu, monsieur ; conservez-moi votre amitié, dont vous savez que je sens tout le prix, et qui fait ma consolation.