Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8251

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 397-398).
8251. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Le 19 mars[1].

Quels agréments, quel feu tu possèdes encore !
Le couchant de tes jours surpasse leur aurore.
Quand l’âge injurieux mine et glace nos sens,
Nous perdons les plaisirs, les grâces, les talents :
Mais l’âge a respecté ta voix douce et légère ;
Pour le malheur des sots il fit grâce à Voltaire[2].


Ce petit compliment vous est dû, ou, pour mieux dire, c’est une merveille qui étonne l’Europe, ce sera un problème que la postérité aura peine à résoudre, que Voltaire, chargé de jours et d’années, a plus de feu, de gaieté, de génie, que cette foule de jeunes poëtes dont votre patrie abonde.

Votre impératrice sera sans doute flattée de l’épître que vous lui adressez[3]. Il est constant que ce sont des vérités ; mais il n’est donné qu’à vous de les rendre avec autant de grâces. J’ai été fort surpris de me voir cité[4] dans vos vers certes je ne présumais pas de devenir un auteur grave. Mon amour-propre vous en fait ses compliments. J’aurai bonne opinion de mes rapsodies tant que je les verrai enchassées dans les cadres que vous leur savez si bien faire.

J’en viens à ce Moustapha que je n’aime pas plus que de raison ; je ne m’oppose point à toutes les prétentions que vous pouvez former à son sérail ; je crois même que, Constantinople pris, votre impératrice pourra vous faire la galanterie de transporter le harem de Stamboul à Ferney pour votre usage. Il paraît cependant qu’il serait plus digne de ma chère alliée de donner la paix à l’Europe que d’allumer un embrasement général. Sans doute que cette paix se fera, que Moustapha en payera la façon : et la Grèce deviendra ce qu’elle pourra.

On se dit à l’oreille que la France a suscité ces troubles. On impute cette imprudente levée de boucliers des Ottomans aux intrigues d’un ministre disgracié[5], homme de génie, mais d’un esprit inquiet, qui croyait qu’en divisant et troublant l’Europe il maintiendrait plus longtemps la France tranquille. Vous, qui êtes l’ami de ce ministre, vous saurez ce qu’il en faut croire.

Le bruit court que vous rendrez Avignon au vice-dieu des sept montagnes un tel trait de générosité est rare chez les souverains. Ganganelli en rira sous cape, et dira en lui-même : « Les portes de l’enfer ne prévaudront point[6]. » Et cela arrive dans ce siècle philosophique, dans ce xviiie siècle !

Après cela, messieurs les philosophes, évertuez-vous bien, combattez l’erreur, entassez arguments sur arguments pour détruire l’inf…[7] ; vous n’empêcherez jamais que les âmes faibles ne l’emportent en nombre sur les âmes fortes : chassez les préjugés par la porte, ils rentreront par la fenêtre[8]. Un bigot à la tête d’un État, ou bien un ambitieux que son intérêt lie à celui de l’Église, renversera en un jour ce que vingt ans de vos travaux ont élevé à peine.

Mais quel bavardage ! je réponds au jeune Voltaire en style de vieillard : quand il badine, je raisonne ; quand il s’égaye, je disserte. Sans doute Bouhours avait raison[9] : mes chers compatriotes et moi nous n’avons que ce gros bon sens qui trotte par les rues. Ma faible chandelle s’éteint, et ce soupçon d’imagination, dont je n’eus qu’une faible dose, m’abandonne ; ma gaieté me quitte, ma vivacité se perd. Conservez longtemps la vôtre : puissiez-vous, comme le bonhomme Sainte-Aulaire, faire des vers à cent ans, et moi les lire ! c’est ce que je prie Apollon de vous accorder.

Les princes de Suède n’iront point à Ferney ; l’aîné est devenu roi, et se hâte d’occuper le trône que la mort de son père lui laisse. Pour le pauvre d’Argens, il a cessé de parler, de penser, et d’écrire. C’est mon maréchal des logis ; il est allé me préparer une demeure dans le pays des rêve-creux, où probablement nous nous rassemblerons tous.

Fédéric.

  1. Le 18 mars. (ŒEuvres posthumes.)
  2. Variante des Œuvres posthumes :

    Mais surchargé d’hivers, Voltaire est, à l’entendre,
    Tel qu’on dit le phénix, qui renaît de sa cendre.
  3. Voyez tome X, page 435.
  4. Vers 55 de l’Épître à Catherine, tome X, page 437.
  5. Le duc de Choiseul.
  6. Matthieu, xvi, 18.
  7. « Entassez arguments sur arguments pour la pulvériser… » (Édit. de Berlin.)
  8. La Fontaine a dit, livre II, fable xviii :

    Qu’on lui ferme la porte au nez,
    Il reviendra par les fenêtres.

  9. Le Père Bouhours, dans ses Entretiens d’Ariste et d’Eugène, pose cette question : Si un Allemand peut avoir de l’esprit ?