Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8249

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 394-395).
8249. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
16 mars.

Je vous trouve très-heureuse, madame, de n’être qu’aveugle ; pour moi, qui le suis entièrement depuis quinze jours avec des douleurs horribles dans les yeux, moi qui ai la goutte et la fièvre, je me tiens un petit Job sur mon fumier. Il est vrai que Job n’avait point perdu les deux yeux, et n’avait point surtout perdu la langue, car c’était un terrible bavard ; le diable, à la vérité, lui avait ôté tout son bien, et il ne m’a pris qu’une grande partie du mien ; mais Dieu rendit tout à Job, et il n’a pas la mine de me rien rendre.

Votre grand’maman a de la santé et bonne compagnie ; sa philosophie et la trempe de son âme doivent encore contribuer à son bonheur dans le plus beau lieu de la nature : elle doit être plus chère que jamais à son mari ; enfin elle jouira des agréments de votre société. Joignez à tout cela l’acclamation de la voix publique ; son lot me paraît un des meilleurs de ce monde. Il me semble que quand on a tous les cœurs pour soi, on est le premier personnage de la terre.

Ma Catherine joue un autre rôle. Il y a à parier qu’elle sera dans Constantinople avant la fin de l’année, à moins qu’Ali-bey ne la prévienne, et ne devienne son ennemi, ce qui pourrait très-bien arriver. Voilà des événements, cela ! nos tracasseries parlementaires sont des sottises de pédants, des pauvretés méprisables, en comparaison de ces belles révolutions. Vous pourriez bien aussi voir cet été quelques querelles sur mer entre les Espagnols et les Anglais ; mais ce sont de petites fusées, en comparaison des grands feux de ma Catherine.

Les princes de Suède[1] devaient venir dans mon pays barbare ; mais ils ont un voyage plus pressé à faire.

Adieu, madame ; portez-vous bien. Allez voir votre amie ; faites toutes deux le bonheur l’une de l’autre, si le mot de bonheur peut se prononcer. Conservez-moi des bontés qui me consolent.

  1. L’un, devenu roi sous le nom de Gustave III (voyez page 384) ; l’autre, Charles, duc de Sudermanie, régent pendant la minorité de son neveu Gustave IV, de 1792 à 1796, était né en 1748, devint roi en 1809 sous le nom de Charles XIII, lors de la démission de Gustave IV, reconnut Bernadotte comme prince royal et pour son successeur en 1810, et mourut en 1818.