Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8247

8247. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
5-16 mars 1771.

Monsieur, j’ai reçu vos deux lettres des 19 et 27 février[2] presque en même temps. Vous désirez que je vous dise un mot sur les grossièretés et les sottises des Chinois dont j’ai fait mention dans une de mes lettres[3] : nous sommes voisins, comme vous le savez ; nos lisières, de part et d’autre, sont bordées de peuples pasteurs, tartares et païens. Ces peuplades sont très-portées au brigandage. Ils s’enlèvent (souvent par représailles) des troupeaux, et même du monde. Ces querelles, quand elles ont lieu, sont décidées par des commissaires envoyés de part et d’autre.

Messieurs les Chinois sont si grands chicaneurs, que c’est la mer à boire que de finir même des misères avec eux ; et il est arrivé, plus d’une fois, que, n’ayant plus rien à demander, ils exigeaient les os des morts, non pas pour leur rendre honneur, mais uniquement pour chicaner.

Des misères pareilles leur ont servi de prétexte pour interrompre le commerce pendant dix ans ; je dis de prétexte, parce que la vraie raison était que Sa Majesté chinoise avait donné à un de ses ministres, en monopole, le commerce avec la Russie. Les Chinois et les Russes s’en plaignaient également ; et comme tout commerce naturel est très-difficile à gêner, les deux nations échangeaient leurs marchandises en contrebande. Monsieur le ministre vexait les provinces chinoises limitrophes, et ne commerçait pas.

Lorsque d’ici on leur écrivait l’état des choses, en réponse on recevait des cahiers très-amples de prose mal arrangée, où l’esprit philosophique ni la politesse ne se faisaient pas même entrevoir, et qui, d’un bout jusqu’à l’autre, n’étaient qu’un tissu d’ignorance et de barbarie. On leur a dit d’ici qu’on n’avait garde d’adopter leur style, parce qu’en Europe et en Asie ce style passait pour impoli.

Je sais qu’on peut répondre à cela que les Tartares qui ont fait la conquête de la Chine ne valent pas les anciens Chinois ; je le veux croire : mais toujours cela prouve que les conquérants n’ont point adopté la politesse des conquis ; et ceux-ci courent risque d’être entraînés par les mœurs dominantes.

J’en viens à présent à l’article Lois, que vous avez bien voulu me communiquer, et qui est si flatteur pour moi[4]. Assurément, monsieur, sans la guerre que le sultan m’a injustement déclarée, une grande partie de ce que vous dites serait fait ; mais, pour le présent, on ne peut parvenir encore qu’à faire des projets pour les différentes parties, d’après mes principes, qui sont imprimés, et que vous connaissez. Nous sommes trop occupés à nous battre ; et cela nous donne trop de distraction pour mettre toute l’application convenable à cet immense ouvrage dans le moment présent.

J’aime mieux, monsieur, vos vers qu’un corps de troupes auxiliaires : celles-ci pourraient tourner le dos dans un moment décisif. Vos vers feront les délices de la postérité, qui ne sera que l’écho de vos contemporains : ceux que vous m’avez envoyés s’impriment dans la mémoire, et le feu qui y règne est étonnant ; il me donne l’enthousiasme de prophétiser : vous vivrez deux cents ans.

On espère volontiers ce que l’on souhaite accomplissez, s’il vous plaît, ma prophétie ; c’est la première que je fais.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances, etc., publiée par la Société impériale de l’histoire de Russie, tome XV, page 73.
  2. Elles manquent.
  3. Voyez lettre 8141.
  4. Voyez tome XIX, page 616.