Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8224

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 368-369).
8224. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 27 février 1771.

Non, monsieur, la grand’maman n’a reçu de lettre d’aucun patron, si ce n’est de ceux qu’elle a en paradis, et dont elle ne m’a pas fait part ; car pour ceux de l’enfer de ce monde, elle n’en entend point parler. Elle est tranquille dans sa solitude, qui n’avait été fréquentée que par ses plus proches parents, jusqu’à dimanche dernier que deux officiers suisses ont obtenu la permission d’aller trouver le maître de la maison, avec qui ils avaient un travail à faire. M. le prince de Tingry, pour une semblable raison, a obtenu aussi la même permission, et de plus celle d’y mener sa femme, qui a sollicité vivement cette grâce, en disant qu’elle avait beaucoup d’obligation à la grand’maman, qu’elle désirait passionnément de lui donner cette marque de sa reconnaissance.

M. de Beauvau est allé aujourd’hui à la cour pour solliciter la même permission ; on lui avait fait espérer qu’on la lui accorderait au bout d’un certain temps. Il a pour raison la parenté proche et de grandes obligations.

Mon tour viendra, à ce que j’espère, mais je ne ferai point de démarches avant la belle saison. C’est un grand voyage pour quelqu’un de mon âge, le séjour ne pourra être que fort long, et peut-être ne reverrai-je plus mes pénates ; je les quitterai sans regret, et ceux de mes parents deviendront les miens.

Vous sentez bien, monsieur, combien j’approuve les sentiments que vous professez pour nos amis ; vous êtes non-seulement dans la classe de tous les honnêtes gens, mais de tous ceux qui veulent passer pour l’être. Jamais disgrâce n’a été accompagnée de tant de gloire ; il n’y en a point d’exemple dans les histoires anciennes et modernes. Le regret est général, et l’embarras de trouver des successeurs est une circonstance assez flatteuse.

Vous savez sans doute tous les changements auxquels on travaille : c’est le temps des prodiges, c’est un nouveau chaos ; nous attendons qu’on le débrouille. On est accablé de remontrances, d’arrêtés, de lettres, de discours. Hors ceux qui nous viennent de Rouen, tous me semblent détestables, surtout ceux de notre bonne ville, qui sont pleins de belles phrases, et qu’on dirait être faits pour concourir aux prix de l’Académie. À propos d’Académie, vous savez que le prince de Beauvau y va être reçu. Il me lut hier son discours, qui me parut fort bien ; il est de lui, excepté les deux premières phrases, qui ne sont pas ce que j’aime le mieux.

Votre Barmécide vous a fait honneur à toutes sortes d’égards, à votre cœur, à votre esprit ; rien n’est si heureux que ce refrain : C’est Barmécide.

J’aurais voulu que les étrangers qui se rencontrent sur le bord de l’Euphrate eussent articulé quelques faits ; mais leur rencontre, qui marque leur intelligence, en est un qui suffit pour l’honneur de celui qui les rassemble.

Adieu, mon cher Voltaire. Je ne sais pas si vous trouvez que ce soit un bon lot que de parvenir à la vieillesse ; pour moi, je le trouve détestable, et je suis toujours indignée de l’injustice qu’on a eue de nous faire naître sans notre consentement, et de nous faire vieillir malgré nous. Ne voilà-t-il pas un beau présent que la vie, quand on l’accompagne de chagrins et de souffrances !

N’avez-vous rien fait de nouveau, et ne m’enverrez-vous plus rien, parce que la grand’maman n’est plus ici ? Je ne manque pas de moyens de lui faire tenir tout ce que je veux.

  1. Correspondance complète, édition de Lescure, 1865.