Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8195

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 342-343).
8195. — À M. LE MARECHAL DUC DE RICHELIEU
À Ferney, le 4 février.

Mon héros passe sa vie à m’accabler de bontés et de niches. On me mande qu’il est à la tête d’une faction brillante contre M. Gaillard. Je le supplie de descendre un moment du grand tourbillon dans lequel il plane, pour considérer que M. Gaillard travaille au Journal des Savants depuis vingt-quatre ans, qu’il a remporté des prix à l’Académie, qu’il a fait l’Histoire de François Ier, laquelle est très-estimée, et qu’il n’a fait ni les Fétiches, ni les Terres australes.

Je supplie notre respectable doyen, le neveu de notre fondateur, de ne pas contrister à ce point ma pauvre vieillesse toute décrépite. Je sais bien qu’il ne fera que rire de mes lamentations, et qu’il se moquera de moi jusqu’au dernier moment de ma vie. Mon héros est très-capable de me venir voir, et de m’accabler de plaisanteries. Il daigne m’aimer depuis longtemps, et me tourner parfois en ridicule. Je suis accoutumé à son jeu, et il sait que je supporte la chose avec une patience angélique.

Il me reproche toujours des chimères, des préférences qu’il imagine, des négligences qui n’existent pas ; et, sur ce beau fondement, il mortifie son très-humble et très-obéissant serviteur.

L’Europe croit que j’ai beaucoup de crédit sur l’esprit de mon héros : l’Europe se trompe, et je lui certifierai, quand elle voudra, que je n’en ai aucun, et qu’il passe sa vie à se moquer de moi ; cependant il faut qu’il soit juste.

Là, mon héros, mettez la main sur la conscience ; vous avez fait serment devant Dieu de donner votre voix au plus digne, sans écouter la brigue et les cabales. Jugez quel est le plus digne, et songez à ce que dira de vous la postérité, si vous me bafouez dans cette affaire de droit. Je vous avertis que cette postérité a l’œil sur vous, quoique vous soyez continuellement occupé du présent. Je me plaindrai à elle, comme font tous les mauvais poëtes, et, toute prévenue qu’elle est en votre faveur, elle me rendra justice. Ne désespérez point le très-vieux et très-raillé solitaire du mont Jura, qui vous a toujours aimé et révéré d’un culte de dulie, et qui en est pour son culte.