Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8190

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 337-339).
8190. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Berlin, le 29 janvier[1].

En lisant votre lettre, j’ai cru que la correspondance d’Ovide avec le roi Cotys continuait encore, si je n’avais vu le nom de Voltaire au bas de cette lettre. Elle ne diffère de celle du poëte latin qu’en ce qu’Ovide eut la complaisance de composer des vers en langue thrace, au lieu que vos vers sont dans votre langue naturelle.

J’ai reçu en même temps ces Questions encyclopédiques, qu’on pourrait appeler à plus juste titre Instructions encyclopédiques. Cet ouvrage est plein de choses. Quelle variété ! que de connaissances, de profondeur ! et quel art pour traiter tant de sujets avec le même agrément ! Si je me servais du style précieux, je pourrais dire[2] qu’entre vos mains tout se convertit en or.

Je vous dois encore des remerciements au nom des militaires pour le détail que vous donnez des évolutions d’un bataillon. Quoique je vous connusse grand littérateur, grand philosophe, grand poëte, je ne savais pas que vous joignissiez à tant de talents les connaissances d’un grand capitaine. Les règles que vous donnez de la tactique[3] sont une marque certaine que vous jugez cette fièvre intermittente des rois, la guerre, moins dangereuse que de certains auteurs ne la représentent.

Mais quelle circonspection édifiante dans les articles qui regardent la foi ! Vos protégés les Pediculosos[4] en auront été ravis ; la Sorbonne vous agrégera à son corps ; le Très-Chrétien[5] (s’il lit) bénira le ciel d’avoir un gentilhomme de la chambre aussi orthodoxe ; et l’évêque d’Orléans[6] vous assignera une place auprès d’Abraham, d’Isaac, et de Jacob. À coup sûr vos reliques feront des miracles, et l’inf… célébrera[7] son triomphe.

Où donc est l’esprit philosophique du xviiie siècle, si les philosophes, par ménagement pour leurs lecteurs, osent à peine leur laisser entrevoir la vérité ? Il faut avouer que l’auteur du Système de la Nature a trop impudemment[8] cassé les vitres. Ce livre a fait beaucoup de mal : il a rendu la philosophie odieuse par de certaines conséquences qu’il tire de ses principes. Et peut-être à présent faut-il de la douceur et du ménagement pour réconcilier avec la philosophie les esprits que cet auteur avait effarouchés et révoltés.

Il est certain qu’à Pétersbourg on se scandalise moins qu’à Paris, et que la vérité n’est point rejetée du trône de votre souveraine comme elle l’est chez le vulgaire de nos princes. Mon frère Henri se trouve actuellement à la cour de cette princesse. Il ne cesse d’admirer les grands établissements qu’elle a faits, et les soins qu’elle se donne de décrasser, d’élever, et d’éclairer ses sujets.

Je ne sais ce que vos ingénieurs sans génie ont fait aux Dardanelles : ils sont peut-être cause de l’exil de Choiseul. À l’exception du cardinal de Fleury, Choiseul a tenu plus longtemps qu’aucun autre ministre de Louis XV. Lorsqu’il était ambassadeur à Rome, Benoît XIV le définissait un fou qui avait bien de l’esprit. On dit que les parlements et la noblesse le regrettent, et le comparent à Richelieu en revanche ses ennemis disent que c’était un boute-feu qui aurait embrasé l’Europe. Pour moi, je laisse raisonner tout le monde. Choiseul n’a pu me faire ni bien ni mal : je ne l’ai point connu ; et je me repose sur les grandes lumières de votre monarque pour le choix et le renvoi de ses ministres et de ses maîtresses. Je ne me mêle que de mes affaires et du carnaval, qui dure encore.

Nous avons un bon opéra ; et, à l’exception d’une seule actrice, mauvaise comédie. Vos histrions welches se vouent tous à l’opéra-comique ; et des platitudes mises en musique sont chantées par des voix qui hurlent et détonnent à donner des convulsions aux assistants. Durant les beaux jours du siècle de Louis XIV, ce spectacle n’aurait pas fait fortune. Il passe pour bon dans ce siècle de petitesses, où le génie est aussi rare que le bon sens, où la médiocrité en tout genre annonce le mauvais goût, qui probablement replongera l’Europe dans une espèce de barbarie dont une foule de grands hommes l’avait tirée.

Tant que nous conserverons Voltaire, il n’y aura rien à craindre ; lui seul est l’Atlas qui soutient par ses forces cet édifice ruineux. Son tombeau sera celui du bon goût et des lettres. Vivez donc, vivez, et rajeunissez, s’il est possible : ce sont les vœux de toutes les personnes qui s’intéressent à la belle littérature, et principalement les miens.

  1. Berlin, 19 janvier 1771. (Œuvres posthumes.) — Le 29 janvier Frédéric n’était pas à Berlin, mais à Potsdam.
  2. « En style précieux je pourrais vous dire… » (Édit. de Berlin.)
  3. Voyez l’article Armes, Armées, tome XVII, pages 376 et suiv.
  4. Voyez la note, tome XXVII, page 301.
  5. Le roi de France prenait le titre de roi très-chrétien et fils aîné de l’Église.
  6. Jarente ; voyez tome XL, page 452.
  7. « Et l’Église célébrera… » (Édit. de Berlin.)
  8. « Imprudemment. » (Édit. de Berlin.)