Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8153

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 308-309).
8153. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 28 décembre 1770.

Vous savez déjà tous nos malheurs[2]. Vous ne doutez pas de mon affliction. J’ai tout perdu, mon cher Voltaire, et il ne me reste plus à perdre que la vie. Il n’y a que vous pour qui la vieillesse soit supportable ; vous avez passé, pour ainsi dire, de cette vie-ci, sans mourir, à l’éternité. Vous vous êtes séparé du présent, vous tenez à tout l’univers sans tenir à personne ; vous voyez, vous jugez les événements sans intérêt particulier, vous vous suffisez à vous-même. Mais moi, mon cher Voltaire, condamnée à un cachot perpétuel, je n’avais de ressource que la société, que l’amitié de la plus charmante personne[3] qui ait jamais existé. Je ne vous ferai point de détail sur ce triste événement, il me faudrait plus de liberté d’esprit. Tout ce que je puis vous dire, c’est que jamais séparation ne fut plus touchante et plus douloureuse. Au milieu des pleurs et des cris de ses amis, cette grand’maman a montré un courage, une fermeté, une douceur, une tranquillité inouïs. Ce fut le lundi 24 que M. de Choiseul reçut sa lettre de cachet, avec ordre de partir le mardi avant midi ; ils sont arrivés le mercredi à Chanteloup. Mme de Gramont[4] est partie ce jour-là pour les aller trouver. L’archevêque de Cambrai part demain, et M. de Stainville partira dimanche[5]. M. de Praslin[6] partira demain pour Praslin. On n’a point encore disposé de leurs places. On a proposé celle de la guerre à M. de Muy, qui l’a refusée.

Parmi toutes les raisons que j’ai d’être affligée, vous y entrez pour beaucoup, mon cher Voltaire ; notre correspondance en souffrira, à moins que vous ne trouviez quelque expédient.

Je ne suis point contente du mal que vous me dites de notre ancien ami[7]. Je conviens qu’il était faible, mais il avait eu l’esprit bien agréable, et le meilleur ton du monde ; il avait fait son testament dans un temps où il s’était fort entêté d’une fille[8] que j’avais auprès de moi, et qui était devenue mon ennemie.

Je vous remercie de votre complaisance ; vos petits vers sont fort jolis, et j’en ferai usage. Adieu, mon cher Voltaire, conservez-moi votre amitié.

  1. Correspondance complète, édition de Lescure, 1865.
  2. La disgrâce et l’exil du duc de Choiseul, qui eurent lieu le 24 de ce même mois.
  3. La duchesse de Choiseul.
  4. La sœur du duc de Choiseul.
  5. Ses deux frères.
  6. Le duc de Praslin, qui était d’une autre branche de la famille de Choiseul. Il avait été un des secrétaires d’État durant l’administration du duc de Choiseul.
  7. Le président Hénault.
  8. Mlle de Lespinasse.