Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8073

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 244-245).
8073. — À M. D’ALEMBERT.
5 novembre.

Mon cher et grand philosophe, mon cher ami, je m’anéantis petit à petit sans souffrir beaucoup. Il faut encore remercier la nature, quand on finit sans ces maladies intolérables qui rendent la mort de tant d’honnêtes gens si affreuse.

J’ai reçu vos deux lettres de Montpellier, qui m’ont servi de gouttes d’Angleterre. Il me paraît indubitable que c’est vous qui, de manière ou d’autre, m’avez joué le tour que me fait le roi de Danemark. Si ce n’est pas vous qui lui avez écrit, c’est vous qui lui avez parlé quand il était à Paris, et c’est à vous que je dois sa belle souscription pour la statue.

Nous avons pour nous, mon cher philosophe, toutes les puissances du Nord ; sed libera nos a domino[1] meridiano. Le midi est encore encroûté comme les soleils de Descartes ; ce ne sont pas des avocats généraux de nos provinces méridionales dont je parle ; vous allez d’un M. Duché à un M. de Castilhon. Grenoble se vante de M. Servan ; il est impossible que la raison et la tolérance ne fassent de très-grands progrès sous de tels maîtres. Paris n’aura qu’à rougir. Je respecte fort son parlement, mais il n’a personne à mettre à côté des hommes éclairés et éloquents dont je vous parle.

Je serai très-vivement affligé s’il est vrai que mon Alcibiade[2], dans sa vieillesse, persécute mon jeune Socrate[3] de Bordeaux. Ou je suis bien trompé, ou mon Socrate est un philosophe intrépide.

Vous me mandez qu’il est gai dans son château ; mais moi, je m’attriste en songeant qu’il suffit d’une demi-feuille de papier pour ôter la liberté à un magistrat plein de vertu et de mérite : mais comme il n’en a pas fallu davantage à M. l’abbé Terray pour me ravir tout mon bien de patrimoine, j’admire le pouvoir de l’art d’écrire.

Je crois Palissot encore à Genève, et je suppose qu’il y fait imprimer un recueil de ses ouvrages ; il se pourrait bien faire que cette entreprise ne lui procurât ni gloire ni repos. Il veut à toute force se faire des ennemis célèbres ; c’est un assez mauvais parti.

M. de Condorcet m’a écrit une lettre comme vous en écrivez, pleine d’esprit et d’agrément, et de bonté pour moi.

Je vous expliquerai, dans quelque temps, l’affaire[4] dont il s’agit avec M. de Castilhon ; elle peut être très-glorieuse pour lui, et sûrement vous vous y intéresserez. Je ne puis actuellement entrer dans aucun détail ; cela serait peut-être un peu long, et je suis trop malade.

Mme Denis vous présente toujours ses regrets, et à M. de Condorcet ; aussi fais-je, et du fond de mon cœur ; mais il n’est pas juste que nous vous possédions seuls ; oportet fruatur fama sui[5].

  1. Dans le psaume xc, verset 6, au lieu de domino, on lit dæmonio meridiano : voyez tome XII, page 483.
  2. Richelieu.
  3. Dupaty.
  4. Il en a déjà parlé dans la [[|lettre 8055]] ; mais il n’en reparle plus.
  5. C’est le fruiturque fama sui de Tacite, Annales, II, 13.