Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8033

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 208-209).
8033. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Potsdam, le 26 septembre.

Il faut convenir que nous autres citoyens du nord de l’Allemagne nous n’avons point d’imagination. Le Père Bouhours l’assure ; il faut l’en croire sur sa parole. À vous autres voyants de Paris, votre imagination vous fait trouver des liaisons où nous n’aurions pas supposé les moindres rapports. En vérité le prophète, quel qu’il soit, qui me fait l’honneur de s’amuser sur mon compte, me traite avec distinction. Ce n’est pas pour tous les êtres que les gens de cette espèce exhalent leur âme. Je me croirai un homme important, et il ne faudra qu’une comète ou quelque éclipse qui m’honore de son attention pour achever de me tourner la tête.

Mais tout cela n’était pas nécessaire pour rendre justice à Voltaire : une âme sensible et un cœur reconnaissant suffisaient. Il est bien juste que le public lui paye le plaisir qu’il en a reçu. Aucun auteur n’a jamais eu un goût aussi perfectionné que ce grand homme. La profane Grèce en aurait fait un dieu on lui aurait élevé un temple. Nous ne lui érigeons qu’une statue ; faible dédommagement de toutes les persécutions que l’envie lui a suscitées, mais récompense capable d’échauffer la jeunesse et de l’encourager à s’élever dans la carrière que ce grand génie a parcourue, et où d’autres génies peuvent trouver encore à glaner. J’ai aimé dès mon enfance les arts, les lettres et les sciences ; et lorsque je puis contribuer à leurs progrès, je m’y porte avec toute l’ardeur dont je suis capable, parce que dans ce monde il n’y a point de vrai bonheur sans elles. Vous autres, qui vous trouvez à Paris dans le vestibule de leur temple, vous qui en êtes les desservants, vous pouvez jouir de ce bonheur inaltérable, pourvu que vous empêchiez l’envie et la cabale d’en approcher.

Je vous remercie de la part que vous prenez[1] à cet enfant qui nous est né[2]. Je souhaite qu’il ait les qualités qu’il doit avoir ; et que loin d’être le fléau de l’humanité il en devienne le bienfaiteur. Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte et digne garde.

Fédéric.

  1. La lettre de Voltaire manque.
  2. Frédéric-Guillaume III, petit-neveu de Frédéric, né le 3 auguste 1770, roi depuis 1797, fils de Frédéric-Guillaume II, de qui sont les lettres 8081 et 8237, et à qui sont adressées les lettres 8098 et 8173.