Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8027

8027. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 21 septembre.

Madame, vive l’auguste, l’adorable Catherine ! vivent ses troupes victorieuses ! Sa lettre du 20 auguste, nouveau style[1], est du plus beau style dont on ait jamais écrit. L’armée d’Alexandre forcera enfin les Athéniens à dire du bien d’elle. L’envie est contrainte d’admirer.

Votre Majesté a bien raison ; la guerre est très-utile à un pays quand on la fait avec succès sur les frontières. La nation devient alors plus industrieuse, plus active, comme plus terrible. Les Turcs sont battus de tous côtés chez eux, et chaque victoire augmente encore le courage et l’espérance de vos troupes. Les échos ont dit à nos Alpes que, tandis que le vizir repasse le Danube en désordre, le général Tottleben a vaincu un corps considérable de Turcs vers Erzeroum, et s’est même emparé de cette ville.

Si la chose est vraie, il me semble que Votre Majesté ne peut hésiter à suivre sa destinée, qui l’appelle à si haute voix. La plus grande des révolutions est commencée ; votre génie l’achèvera. J’ai dit il y a longtemps que si jamais l’empire turc est détruit, ce sera par la Russie[2] ; mon auguste impératrice accomplira ma prédiction. Je ne crains plus la lettre dont elle m’honore.

Un grand monarque[3] m’avait mandé que non-seulement Votre Majesté ferait la paix, mais qu’elle la ferait avec modération ; je ne vois pas pourquoi tant se modérer avec Moustapha, qui ne se modérerait point s’il était vainqueur.

Quand je parlais de paix, en la redoutant ; quand je disais que vous en dicteriez les conditions, j’étais bien loin d’imaginer que Votre Majesté abandonnerait ces braves Spartiates. Dieu me préserve de l’en soupçonner ! mais, après tant de victoires, il ne s’agit pas d’obtenir leur grâce auprès de leur vilain maître : il est temps qu’ils n’aient d’autre maître que ma protectrice, ou plutôt qu’ils soient libres sous ses drapeaux.

J’ai craint quelque temps que votre armée ne passât le Danube, et ne s’exposât à quelques revers. J’ai cru le Danube très-difficile à traverser en présence des Turcs, et la retraite plus difficile ; mais à présent tout me paraît aisé ; la terreur s’est emparée d’eux, et cette terreur combat pour vous. Je suis persuadé que dix mille de vos soldats battraient cinquante mille Osmanlis.

Je ne suis pas surpris que votre âme, faite pour toutes les grandes choses, prenne goût à une pareille guerre. Je crois vos troupes de débarquement revenues en Grèce, et votre flotte de la mer Noire menaçant les environs de Constantinople. Si cette révolution de l’Égypte, dont on m’avait tant flatté, pouvait s’effectuer, je croirais l’empire turc détruit pour jamais.

Il me semble qu’il a manqué aux Vénitiens la première des qualités en politique, la hardiesse. La finesse n’a jamais réussi à personne dans les grandes choses ; elle n’est bonne que pour les moines.

Mais devant qui osai-je me livrer à mes idées ? Je parle au génie tutélaire du Nord ; je dois me taire, imposer silence à mon enthousiasme, et rester dans les bornes du profond respect et de l’attachement qui me met aux pieds de Votre Majesté impériale, et pour le peu que j’ai à vivre.

L’Ermite de Ferney.
  1. Lettre 8003.
  2. C’était en 1752 que Voltaire l’avait dit ; voyez tome XXIII, page 523.
  3. Le roi de Prusse ; voyez lettre 7995.