Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8022

8022. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 14 septembre

Madame, nous savions, par Venise et par Marseille, la nouvelle de vos deux victoires navales, remportées à Napoli-de-Romanie et à Scio[1]. Je reçois dans l’instant, aux acclamations de cent mille bouches, le détail que Votre Majesté impériale daigne me faire de la victoire de M. le maréchal de Roumiantsof sur le vizir Halil-bey[2], et sur tant de bachas suivis de cent cinquante mille hommes.

Si je meurs des maladies qui m’accablent, je mourrai à demi content, puisque Moustapha est à demi détrôné. Je lui sais bon gré de consulter à la fois des prophètes et des fous[3]. Ces gens-là ont été, de tout temps, de la même espèce ; la seule différence est que les prophètes ont été des fous plus dangereux. Les rigides musulmans en admettent quatre cent quarante mille, en comptant tous les héros de l’Ancien Testament : cela ferait une armée beaucoup plus forte que celle d’Halil-beg ou Ali-bey.

Je vois plus que jamais que les chars de Cyrus sont fort inutiles à vos troupes victorieuses. Si elles rencontrent Halil-Bey une seconde fois, elles le battront infailliblement ; mais il faut traverser le Danube en présence d’une armée qui est très-nombreuse. Il n’y a rien que je ne croie M. le comte de Roumiantsof capable de faire ; mais osera-t-on tenter ce passage, après lequel il faudrait absolument ou prendre Constantinople, ou n’avoir point de retraite ? Je lève les mains au ciel, je fais des vœux, et je me tais.

Ceux qui souhaitaient des revers à Votre Majesté seront bien confondus. Eh ! pourquoi lui souhaiter des disgrâces dans le temps qu’elle venge l’Europe ? Ce sont apparemment des gens qui ne veulent pas qu’on parle grec : car si vous étiez souveraine de Constantinople, Votre Majesté établirait bien vite une belle académie grecque. On vous ferait une Catheriniade ; les Zeuxis et les Phidias couvriraient la terre de vos images ; la chute de l’empire ottoman serait célébrée en grec ; Athènes serait une de vos capitales ; la langue grecque deviendrait la langue universelle : tous les négociants de la mer Égée demanderaient des passeports grecs à Votre Majesté.

Je n’aime point les Vénitiens, qui attendent si tard à se faire Grecs. Je suis un peu fâché contre cet Ali d’Égypte, qui ne remue pas plus qu’une momie. Mais enfin je n’ai point à me plaindre : deux victoires sur mer et deux victoires sur terre sont des faveurs bien honnêtes, dont je remercie Votre Majesté impériale du fond de mon cœur, et un De profundis pour Moustapha.

Que Votre Majesté impériale soit toujours aussi heureuse qu’elle mérite de l’être, et qu’elle daigne agréer le profond respect, la joie, et l’attachement inviolable du vieil ermite des Alpes.

  1. Catherine ne dit que deux mots de la bataille de Napoli-de-Romanie, dans la lettre 7981 ; elle n’y parle pas de la victoire de Scio.
  2. Lettre 7981.
  3. ibid.