Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7955
Je vous ai parlé plus d’une fois à cœur ouvert, madame ; il est actuellement fendu en deux, et je vous envoie les deux moitiés dans cette lettre.
L’Envie et la Médisance sont deux nymphes immortelles. Ces demoiselles ont répandu que certains philosophes, que vous n’aimez pas, avaient imaginé de me dresser une statue, comme à leur député ; que ce n’était pas les belles-lettres qu’on voulait encourager, mais qu’on voulait se servir de mon nom et de mon visage pour ériger un monument à la liberté de penser. Cette idée, dans laquelle il y a du plaisant, peut me faire tort auprès du roi. On m’assure même que vous avez pensé comme moi, et que vous l’avez dit à une de vos amies. Cette pauvre philosophie est un peu persécutée. Vous savez que le gros recueil de l’Encyclopédie est prisonnier d’État à la Bastille avec saint Billard et saint Grizel ; cela est de fort mauvais augure.
Je me trouve actuellement dans une situation où j’ai le plus grand besoin des bontés du roi. Je ne sais si vous savez que j’ai recueilli chez moi une centaine d’émigrants de Genève, que je leur bâtis des maisons, que j’établis une manufacture de montres ; et, si le roi ne nous accorde pas des privilèges qui nous sont absolument nécessaires, je cours risque d’être entièrement ruiné, surtout après les distinctions dont M. l’abbé Terray m’a honoré.
Il est donc très-expédient qu’on n’aille point dire au roi, en plaisantant, à souper : Les encyclopédistes font sculpter leur patriarche. Cette raillerie, qui pourrait être trop bien reçue, me porterait un grand préjudice. Je pourrais offrir ma protection en Sibérie et au Kamtschatka ; mais, en France, j’ai besoin de la protection de bien des gens, et même de celle du roi. Il ne faut donc pas que ma statue de marbre m’écrase. Je me flatte que les noms de M. et de Mme de Choiseul seront ma sauvegarde.
J’aurai l’honneur de vous envoyer, madame, les articles de la petite Encyclopédie que je croirai pouvoir vous amuser un peu : car il ne s’agit à nos âges que de passer le temps et de glisser sur la surface des choses. On doit avoir fait ses provisions un peu avant l’hiver ; et quand il est venu, il faut se chauffer doucement au coin du feu qu’on a préparé.
Adieu, madame ; jouissez du peu que la nature nous laisse. Soumettons-nous à la nécessité qui gouverne toutes choses. Homère avoue que Jupiter obéissait au Destin ; il faut bien que nos imaginations lui obéissent aussi. Mon destin est de vous être bien tendrement attaché, jusqu’à ce que mon faible corps soit changé en chou ou en carotte.