Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7954

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 135-136).
7954. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 11 juillet.

Monseigneur, j’ai reçu, comme j’ai pu, dans mon misérable état, M. le prince Pignatelli, mais avec tout le respect que j’ai pour son nom, et avec l’extrême sensibilité que son mérite m’a inspirée.

Je vous avoue que je suis flatté de ma statue posée au pied de la vôtre, plus que Mlle Lemaure[1] ne l’était d’être dans le carrosse de madame la dauphine. Le carrosse et les chevaux ne sont plus ; votre statue durera, et votre gloire encore davantage. Vous me pousserez à la postérité.

Mon héros, en me caressant d’une main, m’égratigne un peu de l’autre, selon sa louable coutume. Voici ce que je réponds à ces belles invectives contre la philosophie, à laquelle il vous plaît de déclarer la guerre par passe-temps. Lisez, je vous prie, cette page que je détache d’une feuille d’une Encyclopédie de ma façon ; elle m’est apportée dans le moment : c’est le commencement d’un article où l’on réfute une partie des extravagances absurdes de Jean-Jacques. Je déteste l’insolence d’une telle philosophie, autant que vous la méprisez. Le système de l’égalité m’a toujours paru d’ailleurs l’orgueil d’un fou. Il n’en est pas de même de la tolérance. Non-seulement les philosophes qui méritent votre suffrage l’ont annoncée, mais ils l’ont inspirée aux trois quarts de l’Europe entière. Ils ont détruit la superstition jusque dans l’Italie et dans l’Espagne. Elle est si bien détruite que dans mon hameau, où j’ai reçu plus de cent Genevois avec leurs familles, on ne s’aperçoit pas qu’il y ait deux religions. J’ai une colonie entière d’excellents artistes en horlogerie ; j’ai des peintres en émail. Le roi a acheté plusieurs montres de ma manufacture. Cet établissement fait venir en foule des marchands de toute espèce. Je bâtis des maisons, je vivifie un désert. Si j’avais été assez heureux pour en faire autant dans les landes de Bordeaux, je suis sûr que vous m’en sauriez gré et que vous appelleriez mes efforts du nom de véritable philosophie. Il était digne de vous de vous déclarer le protecteur des philosophes plutôt que celui de Palissot. Vous savez qu’ils ont un grand parti, et qu’on ambitionne leur suffrage. Je n’ai plus qu’un désir, c’est celui de vous renouveler mes très-tendres hommages, de vous entretenir, de vous ouvrir mon cœur, de vous faire voir qu’il n’est pas indigne de vos bontés. Il est vrai que la vie de Paris me tuerait en huit jours. Il y a plus d’un an que je suis en robe de chambre. J’ai bientôt soixante-dix-sept ans ; je suis très-affaibli ; mais je donnerais ma vie pour passer quelques jours auprès de vous, dès que ma colonie n’aura plus besoin de moi.

Il est plaisant qu’un garçon horloger, avec un décret de prise de corps, soit à Paris, et que je n’y sois pas.

Votre Paris est plein de tracasseries, tandis que celles de Catherine II vont à exterminer l’empire des Turcs. Croyez qu’elle est bien loin d’être dans la situation équivoque où de fausses nouvelles la représentent. Elle a fait deux légions de Spartiates, qui ont tout le courage des héros de la guerre de Troie. Elle peut dans deux mois être maîtresse de la Grèce et de la Macédoine ; et, à moins d’un revers qui n’est pas vraisemblable, vous verrez une grande révolution. Songez que cette même impératrice, dans son code qu’elle a daigné m’envoyer écrit de sa main, a établi la tolérance universelle pour la première de ses lois.

Je vous demande la vôtre. Vous savez si mon cœur est à vous et quel est mon respect, ma passion, mon idolâtrie pour mon héros.

  1. Actrice de l’Opéra devenue dévote.