Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7845

7845. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
Saint-Pétersbourg, 20-31 mars 1770.

Monsieur, j’ai reçu hier votre lettre du 10 de mars. Je souhaite que celle-ci trouvera votre santé tout à fait rétablie, et que vous parveniez à un âge plus avancé que celui de Mathusalem. Je ne sais pas au juste si les années de cet honnête homme avaient douze mois ; mais je veux que les vôtres en aient treize, comme l’année de la liste civile en Angleterre.

Vous verrez, monsieur, par la feuille ci-jointe, ce que c’était que notre campagne d’été et celle d’hiver, sur le compte desquelles je ne doute point qu’on ne débite mille faussetés. C’est la ressource d’une cause faible et injuste que de faire flèche de tout bois. Les gazettes de Paris et de Cologne ayant mis tant de combats perdus sur notre compte, et l’événement leur ayant donné le démenti, elles se sont avisées de faire mourir mon armée de la peste. Ne trouvez-vous pas cela très-plaisant ? Au printemps apparemment les pestiférés ressusciteront pour combattre. Le vrai est qu’aucun des nôtres n’a eu la peste.

Vous trouvez, monsieur, les tableaux que j’ai achetés à Genève chers. J’ai été tentée plus d’une fois avant la conclusion du marché de vous en demander votre avis ; mais trop de délicatesse peut-être m’en a retenue. On m’assurait de Paris que M. Tronchin était honnête homme, et puis il faut convenir que le prix des tableaux est assez un prix de caprice. J’en ai un qui me fait toujours bien du plaisir quand je le vois : c’est celui que vous m’avez envoyé il y a un an. Ce M. Huber m’en a fait promettre par tierce main plusieurs, mais apparemment qu’il n’en fait qu’un par an jusqu’ici je ne suis en possession que de deux. Cependant les sujets qu’il choisit sont si intéressants que je désire beaucoup que ma collection soit complète.

Je ne puis qu’être très-sensible à votre amitié, monsieur ; vous voudriez armer toute la chrétienté pour m’assister. Je fais grand cas de l’amitié du roi de Prusse, mais j’espère que je n’aurai pas besoin des cinquante mille hommes que vous voulez qu’il me donne contre Moustapha.

Puisque vous trouvez trop fort le compte de trois cent mille hommes à la tête desquels l’on prétend que le sultan marchera en personne, il faut que je vous parle de l’armement turc de l’année passée, qui vous fera juger de ce fantôme selon sa vraie valeur. Au mois d’octobre, Moustapha trouva à propos de déclarer la guerre à la Russie ; il n’y était pas plus préparé que nous. Lorsqu’il apprit que nous nous défendions avec vigueur, cela l’étonna : car on lui avait fait espérer beaucoup de choses qui n’arrivèrent pas. Alors il ordonna que des différentes provinces de son empire, un million cent mille hommes se rendraient à Adrianopole pour prendre Kiovie, passer l’hiver à Moscou, et écraser la Russie.

La Moldavie seule eut ordre de fournir un million de boisseaux de grains pour l’armée innombrable des musulmans. Le hospodar répondit que la Moldavie dans l’année la plus fertile n’en recueillait pas tant, et que cela lui était impossible. Mais il reçut un second ordre d’exécuter les ordres donnés ; et on lui promit de l’argent.

Le train d’artillerie pour cette armée était à proportion de cette multitude. Il devait consister en six cents pièces de canons, qu’on assigna des arsenaux ; mais lorsqu’il s’agit de les mettre en mouvement, on planta là le plus grand nombre, et il n’y eut qu’une soixantaine de pièces qui marchèrent.

Enfin, au mois de mars, plus de six cent mille hommes se trouvèrent à Adrianopole ; mais comme ils manquaient de tout, la désertion commença à s’y mettre. Cependant le vizir passa le Danube avec quatre cent mille hommes. Il y en avait cent quatre-vingt mille sous Chotin le 28 d’août. Vous savez le reste. Mais vous ignorez peut-être que le vizir repassa, lui septième, le pont du Danube, et qu’il n’avait pas cinq mille hommes lorsqu’il se retira à Balada. C’était tout ce qui lui restait de cette prodigieuse armée. Ce qui n’avait pas péri s’était enfui, dans la résolution de retourner chez eux.

Notez, s’il vous plaît, qu’en allant et en venant ils pillaient leurs propres provinces, et qu’ils brulêrent les endroits où ils trouvèrent de la résistance. Ce que je vous dis est si vrai que même j’ai plutôt diminué qu’augmenté les choses, de peur qu’elles ne parussent fabuleuses.

Tout ce que je sais de ma flotte, c’est qu’une partie est sortie de Mahon, et qu’une autre va quitter l’Angleterre, où elle a hiverné. Je crois que vous en aurez plus tôt des nouvelles que moi. Cependant je ne manquerai pas de vous faire part, en son temps, de celles que je recevrai, avec d’autant plus d’empressement que vous le souhaitez. L’ouvrage du code est un peu retardé par tous ces faits de guerre ; il est devenu cause seconde : il faut espérer que le temps viendra qu’il reprendra la première place parmi mes occupations.

Vous me priez, monsieur, d’achever au plus tôt et la guerre et les lois, afin que vous en puissiez porter la nouvelle à Pierre le Grand dans l’autre monde permettez que je vous dise que ce n’est pas le moyen de me faire finir de sitôt ; mais comme il n’y a rien qui presse, à mon tour, je vous prie bien sérieusement de remettre cette partie le plus longtemps que faire se pourra. Ne chagrinez point vos amis de ce monde pour l’amour de ceux qui sont dans l’autre. Si là-bas, ou là-haut, chacun a le choix de passer son temps avec telle compagnie qu’il lui plaira, j’y arriverai avec un plan de vie tout prêt, et composé pour ma satisfaction. J’espère bien d’avance que vous voudrez dès à présent m’accorder quelques quarts d’heure de conversation dans la journée : Henri IV sera de la partie, Sully aussi, et point Moustapha.

Je suis bien aise, monsieur, que vous êtes content de nos Russes qui viennent chez vous. Ceux qui retournent chez eux des pays étrangers sans avoir été à Ferney en sont toujours au regret. Notre nation, en général, a les plus heureuses dispositions du monde. Il n’y a rien de plus aisé que de leur faire goûter le bon, le raisonnable. Je ne sais d’où vient qu’on s’est trompé souvent dans les moyens : volontiers je mettrai le tort du côté du gouvernement, qui s’y est pris gauchement. Quand on connaîtra plus cette nation en Europe, on reviendra de beaucoup d’erreurs et de préventions qu’on a sur le compte de la Russie.

Je vois toujours avec bien du plaisir le souvenir que vous avez de ma mère, qui est morte bien jeune à mon grand regret.

Si messieurs les Vénitiens le voudraient, il n’y aurait rien de plus aisé que d’envoyer Moustapha, selon vos désirs, passer le carnaval de l’année 1771 avec Candide dans leur humide ville. Je suis charmée de savoir le comte Schouvalow rentré dans vos bonnes grâces ; il serait étonnant qu’il ne vous eût pas répondu, car assurément il est un des hommes les plus exacts et les plus appliqués que je connaisse. Je ne crois pas me tromper en prédisant que sa patrie a de grands services à en attendre ; sa capacité est fort au-dessus de son âge : il n’a pas trente ans.

Soyez assuré, monsieur, de tous les sentiments que vous me connaissez.

Catherine.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances relatifs à l’histoire de l’empire de Russie, tome X, page 407.