Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7844

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 35-36).
7844. — À M. GABRIEL CRAMER[1].
À Ferney, 31 mars 1770.

Mon cher Gabriel, je vous ai demandé mille fois de ne me point immoler au public. Vous avez imprimé, sans me consulter, des sottises de ma jeunesse et des pièces fugitives qui ne méritent pas de grossir les recueils. Je vous ai dit, je vous ai écrit, j’ai écrit à Panckoucke, votre associé, que vous seriez tous deux, tôt ou tard, les dupes de cette rage de tant d’octavos et de quartos. Je vous répète qu’on ne va point à la postérité avec un si gros bagage. Il en est, Dieu me pardonne, des auteurs comme des rois ; de même qu’il ne faut pas écrire toutes les actions des rois, mais seulement les faits dignes d’être écrits, il ne faut pas imprimer toutes les sottises des auteurs, mais le peu qui mérite d’être lu.

Je voudrais qu’on n’eût point grossi les œuvres du chancelier d’Aguesseau de je ne sais quelles réflexions sur la tragédie, où il n’entendait rien du tout, et de quelques autres pièces très-médiocres qui figurent mal avec ses bons ouvrages.

Je voudrais qu’on n’eût point déshonoré la mémoire de l’illustre Bossuet, en mettant à côté de ses oraisons funèbres son Apocalypse, sa Politique tirée de l’Écriture sainte, et des écrits de controverse dans lesquels, en vérité, il y a plus de mauvaise foi que d’érudition.

Pourquoi imprimer les lettres de Bayle à madame sa chère mère, et ses misérables disputes avec le détestable Jurieu ?

Que de platitudes, que d’inutilités dans la prétendue continuation de Bayle par un nommé Chaufepié ?

N’a-t-on pas imprimé des histoires de moines en neuf ou dix volumes in-folio ? Les déclamations puériles qu’on trouve jusque dans l’Encyclopédie ne déshonorent-elles pas un dictionnaire utile dont elles augmentent la cherté ?

Quelle foule épouvantable de controversistes et de casuistes pourrissent dans la Bibliothèque du roi et dans celle de Saint-Germain des Prés ! Si tout cela était avec la bibliothèque d’Alexandrie, il y aurait eu du moins à gagner : ces monceaux de paperasses dégoûtantes auraient servi à chauffer des bains.

Je vous le redis, mon cher Gabriel, vous vous ensevelissez, Panckoucke et vous, sous du papier et de l’encre.

Vous craignez, dites-vous, de manquer au public ; et moi, je vous assure que vous ne consultez assez ni le public ni vos intérêts.

Au surplus, puisque vous avez la maladie de vouloir faire un gros in-quarto plutôt qu’un petit, puisque vous cherchez partout de vieilles puérilités qui courent sous mon nom, n’y fourrez pas du moins ce qui ne m’appartient pas. Que chacun garde son bien, si ces pauvretés peuvent être appelées de ce nom. Je n’ai point fait les Si[2], que vous avez imprimés dans des octavos sans me consulter. Je vous ai dit de qui ils sont.

Le Préservatif[3] est d’un petit abbé de Lamare, que j’avais recueilli à Cirey. Il le fit en présence de Mme la marquise du Châtelet, qu’on a trop tôt perdue, et de Mme de Champbonin, qui vit encore. Je me souviens qu’à l’âge de dix-neuf ans j’essuyai des calomnies et des persécutions qui m’ont poursuivi jusqu’à mon extrême vieillesse pour une pièce intitulée les J’ai vu, qui était d’un très-mauvais poëte nommé Le Brun, père d’un plus mauvais poëte[4] encore, digne antagoniste de Fréron.

Il en est de même à présent d’un poëme intitulé Michon et Michette, que je n’ai jamais vu. On m’a imputé le Balai, les Jésuitiques, le Compère Matthieu[5]. Je ne finirais pas.

En un mot, je tâcherai de vous rassembler quelques pièces utiles, qui ne pourront ni déshonorer l’auteur, ni ruiner le libraire.

Je vous embrasse à la hâte, comme je dicte ma lettre. Vale, amice.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. Les Si sont de Morellet.
  3. Il passe toujours pour être de Voltaire.
  4. Écouchard Lebrun.
  5. Ouvrage de du Laurens.