Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7841

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 31-32).
7841. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
26 mars.

Je ne vous ai point écrit, madame, depuis que j’ai obtenu ma dignité de capucin : ce n’est pas que les honneurs changent mes mœurs, mais c’est que j’ai été entouré de massacres, et que les Genevois qui n’ont pas voulu être tués, et qui se sont réfugiés chez moi, n’ont pas laissé que de m’occuper.

Je crains bien de ne pas vous tenir parole sur les rogatons que je vous avais promis[1] pour vos pâques. De deux frères libraires qui avaient longtemps imprimé mes sottises, l’un[2] est devenu magistrat, et est actuellement ambassadeur de la république à la cour, où il fera, dit-on, beaucoup d’impression ; l’autre monte la garde soir et matin, et ne marche qu’au son du tambour. Ainsi vous courez grand risque de vous passer de ma petite Encyclopédie[3]. D’ailleurs vous n’aimez guère que le plaisant mon Encyclopédie est rarement plaisante. Je la crois sage et honnête, et puis c’est tout. Elle ne sera bonne que pour les pays étrangers, où l’on ne rit pas tant qu’en France, quoique à présent nous n’ayons pas trop de quoi rire.

Si M. l’abbé Terray vous a rogné un peu les ongles, il me les a coupés jusqu’au vif. J’avais en rescriptions tout le bien dont je pouvais disposer, toutes mes ressources sans exception. Vous verrez, par les petits quatrains[4] que je vous envoie, qu’il veut que je m’occupe uniquement de mon salut. J’y suis bien résolu, et je sens plus que jamais les vanités des choses de ce monde, d’autant plus que je suis malade depuis six semaines, et si malade que je n’ai pas consulté M. Tronchin. L’estomac, l’estomac, madame, est la vie éternelle. Je ne suis pas mal, heureusement, avec frère Ganganelli : c’est une petite consolation.

C’en est une fort grande que l’aventure de l’abbé Grizel[5] : on dit que les dévotes se trémoussent prodigieusement à Paris et à Versailles. Je m’intéresse passionnément à ce saint homme ; s’il est pendu, je veux avoir de ses reliques. Il y a quelques années qu’on fit cette cérémonie à un nommé l’abbé Fleur, bachelier de Sorbonne, qui, dit-on, ne prêchait pas mal.

Si les quatrains sur mon capuchon ne vous déplaisent pas absolument, il y en a d’autres encore plus mauvais qui sont entre les mains de votre grand’maman, et qu’elle pourra vous montrer. Elle a eu pour moi des bontés dont je suis confus. C’est à vous, madame, que je dois toutes les grâces dont elle m’a comblé. Je n’ai nulle idée de sa jolie figure ; je ne la connais que par son soulier. Jouissez, pendant quarante ans, madame, d’une société si délicieuse ; je vous serai entièrement attaché tant que ma vie durera, mais elle ne tient à rien.

  1. Voltaire ne promet rien dans ses lettres 7766 et 7792 ; il promet dans la lettre 7828, à Mme de Choiseul.
  2. Philibert Cramer ; voyez lettre 7843.
  3. C’est-à-dire les Questions sur l’Encyclopédie.
  4. Les stances à Saurin, tome VIII, page 535.
  5. Voyez tome VIII, page 536.