Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7769

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 546-547).
7769. — À M. D’ALEMBERT.
31 janvier.

Rétablissez votre santé, mon très-cher philosophe ; j’en connais tout le prix, quoique je n’en aie jamais eu : porro unum est necessarium[1], et sans ce nécessaire, adieu tout le plaisir, qui est plus nécessaire encore. Je me souviens que je n’ai pas répondu à une galanterie de votre part qui commençait par Sic ille vir[2] : soyez sûr que vir ille n’a jamais trempé dans l’infâme complot dont vous avez entendu parler. Il n’est pas homme à demander ce que certaines personnes avaient imaginé de demander pour lui ; mais il désirerait fort de vous embrasser et de causer avec vous.

Je vous avais bien dit que l’aventure de Martin était véritable. Le procureur général travaille actuellement à réhabiliter sa mémoire : mais comment réhabilitera-t-on les Martins qui l’ont condamné ? le pauvre homme a expiré sur la roue, et le tout par une méprise. Qu’on me dise à présent quel est l’homme qui est assuré de n’être pas roué !

Voici l’édit des libraires, tel que je l’ai reçu ; c’est à vous à voir si vous l’enregistrerez. Pour moi, je déclare d’abord que je ne souffrirai pas que mon nom soit placé avant le vôtre et celui de M. Diderot dans un ouvrage qui est tout à vous deux. Je déclare ensuite que mon nom ferait plus de tort que de bien à l’ouvrage, et ne manquerait pas de réveiller des ennemis qui croiraient trouver trop de liberté dans les articles les plus mesurés. Je déclare, de plus, qu’il faut rayer mon nom, pour l’intérêt même de l’entreprise.

Je déclare enfin que si mes souffrances continuelles me permettent l’amusement du travail, je travaillerai sur un autre plan qui ne conviendra pas peut-être à la gravité d’un Dictionnaire encyclopédique.

Il vaut mieux d’ailleurs que je sois le panégyriste de cet ouvrage que si j’en étais le collaborateur.

Enfin ma dernière déclaration est que si les entrepreneurs veulent glisser dans l’ouvrage quelques-uns des articles auxquels je m’amuse, ils en seront les maîtres absolus quand mes fantaisies auront paru. Alors ils pourront corriger, élaguer, retrancher, amplifier, supprimer tout ce que le public aura trouvé mauvais ; je les en laisserai les maîtres.

Vous pourrez, mon très-cher philosophe, faire part de ma résolution à qui vous jugerez à propos : tout ce que vous ferez sera bien fait ; mais surtout portez-vous bien. Mme Denis vous fait ses compliments ; nous vous embrassons tous deux de tout notre cœur.

  1. Luc, x, 42.
  2. Voyez page 514.