Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7744

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 523-524).
7744. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
5 janvier.

Je vous supplie instamment, mon cher ange, de me rendre le plus important service. Il faut que Mme Lejeune me déterre le livre du père Griffet[1], ou de frère Griffet. On imprime la lettre A d’un supplément au Dictionnaire encyclopédique dans le pays étranger, et frère Griffet doit avoir sa place à l’article Ana, Anecdotes[2]. On peut envoyer le livre aisément par la poste, en deux ou trois paquets : pourvu qu’un paquet ne pèse pas plus de deux livres, il arrive à bon port. Marin, Suard, peuvent le contre-signer ; rien n’est plus aisé. Mme Lejeune ou son ayant cause recevra une lettre de change payable au porteur. Ayez la bonté d’avoir pitié de ma passion, qui est très-vive. J’abuse de votre complaisance ; mais les jeunes gens sont actifs, ils se démènent pour rendre service. Je vous l’avais bien dit que vous n’aviez que soixante-neuf ans. Vous êtes bien injuste et bien lésineux de m’en accorder à peine soixante-quinze, lorsque je suis possesseur de la soixante-seizième. Il faut dire que j’en ai soixante-dix-huit, et n’y pas manquer, car, après tout, on se fait une conscience d’affliger trop un pauvre homme qui approche de quatre-vingts.

Je suis bien étonné que cette comédie[3] dont vous parlez soit si drôle. Par le sang-bleu, messieurs, je ne croyais pas être si plaisant que je suis[4] ; mais j’ai plus de tendresse pour les Scythes, et une passion furieuse pour les Guèbres. Je tiens que ces Guèbres feraient une révolution.

M. le duc de Praslin a eu la bonté de m’envoyer un détail touchant des diamants pris par les corsaires. J’ai bien peur que ce ne soit une affaire finie, et que les propriétaires des diamants n’aient aucun renseignement, moyennant quoi le corsaire se moquera d’eux. Je m’en lave les mains, et je remercie M. le duc de Praslin de toute sa bonté. Mme Denis et moi, nous souhaitons à mes deux anges santé et prospérité, cette année 1770. Je ne me suis jamais attendu à voir cette année, et j’avais fait plus d’un marché qui a fini à l’an 1760, tant je me suis toujours défié de mes forces. J’ai été heureusement trompé.

Mille tendres respects à vous deux.

  1. Traité des différentes sortes de preuves qui servent à établir la vérité de l’histoire ; Liège, 1769, in-12 ; voyez tome XIV, page 427.
  2. Voyez tome XVII, pages 204 et suiv.
  3. Le Dépositaire.
  4. On lit dans le Misanthrope, acte II, scène vii :

    Par la sambleu, messieurs, je ne croyais pas être
    Si plaisant que je suis.