Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7726

Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 507-509).
7720. — À M. LAUS DE BOISSY[1].
À Ferney, 7 décembre[2].

Monsieur, j’ai reçu votre Secrétaire du Parnasse. S’il y a beaucoup de pièces de vous dans ce recueil, il y a bien de l’apparence qu’il réussira longtemps ; mais je crois que votre secrétaire n’est pas le mien. Il m’impute une Épître à Mlle Chéré, actrice de l’Académie de Marseille[3]. Je n’ai jamais connu Mlle Chéré, et je n’ai jamais eu le bonheur de courtiser aucune Marseillaise. Le Journal encyclopédique m’avait déjà attribué ces vers, dans lesquels je promets à Mlle Chéré que


L’amMalgré les Tisiphones
L’amour unira nos personnes.


Je ne sais point quelles sont ces Tisiphones : mais je vous jure que jamais la personne de Mlle Chéré n’a été unie à la mienne ni ne le sera.

Soyez bien sûr encore que je n’ai jamais fait rimer Tisiphone, qui est long, à personne, qui est bref. Autrefois, quand je faisais des vers, je ne rimais pas trop pour les yeux, mais j’avais grand soin de l’oreille.

Soyez très-persuadé, monsieur, que mon barbare sort ne m’a jamais ôté la lumière des yeux de Mlle Chéré, et que je n’erre point dans ma triste carrière. Je suis si loin d’errer dans ma carrière que depuis deux ans je sors très-rarement de mon lit, et que je ne suis jamais sorti de celui de Mlle Chéré. Si je m’y étais mis, elle aurait été bien attrapée.

Je prends cette occasion pour vous dire qu’en général c’est une chose fort ennuyeuse que cet amas de rimes redoublées qui ne disent rien, ou qui répètent ce qu’on a dit mille fois. Je ne connais pas l’amant de votre gentille Marseillaise, mais je lui conseille d’être un peu moins prolixe.

D’ailleurs, toutes ces épîtres à Aglaure, à Flore, à Phyllis, ne sont guère faites pour le public : ce sont des amusements de société. Il est quelquefois aussi ridicule de les livrer au libraire qu’il le serait d’imprimer ce qu’on a dit dans la conversation.

MM. Cramer m’ont rendu un très-mauvais service, en publiant les fadaises de ce goût qui me sont souvent échappées. Je leur ai écrit cent fois de n’en rien faire. Les vers médiocres sont ce qu’il y a de plus insipide au monde. J’en ai fait beaucoup, comme un autre ; mais je n’y ai jamais mis mon nom, et je ne le mettais à aucun de mes ouvrages. Je suis très-fâché qu’on me rende responsable, depuis si longtemps, de ce que j’ai fait et de ce que je n’ai point fait ; cela m’est arrivé dans des choses plus sérieuses. Je ne suis qu’un vieux laboureur réformé à la suite des Éphémérides du Citoyen, défrichant des campagnes arides, et semant avec le semoir, n’ayant nul commerce avec Mlle Chéré, ni avec aucune Tisiphone, ni avec aucune personne de son espèce agréable.

J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre, etc.

P. S. J’ajoute encore que je ne suis point né en 1696, comme le dit votre graveur, mais en 1694, dont je suis plus lâché que du peu de ressemblance.

  1. Louis Laus de Boissy est né a Paris ni 1747 ; il a paru trois volumes de son Secrétaire du Parnasse, ou Nouveau Choix de poésies fugitives, in-12. (B.)
  2. Cette lettre, toujours classée à l’année 1770, est de 1769, puisque Grimm la reproduit dans sa Correspondance en janvier 1770. (G. A.)
  3. Cette Épître est imprimée dans le tome VIII de l’Évangile du jour (voyez la note, tome XXVII, page 311, et XXIX, 564). Elle est adressée à Mlle Chéré, et est de Piron.