Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7718

7718. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 28 novembre.

Madame, la lettre du 18 octobre, dont Votre Majesté impériale m’honore, me rajeunit tout d’un coup de seize ans ; de sorte que me voilà un jeune homme de soixante ans, tout propre à faire une campagne dans vos troupes contre Moustapha. J’avais été assez faible pour être alarmé des fausses nouvelles de quelques gazettes qui prétendaient que les Turcs étaient revenus à Chotin, qu’ils s’en étaient rendus maîtres, et qu’ils rentraient en Pologne. Vous ne sauriez croire de quel poids énorme la lettre de Votre Majesté m’a soulagé.

Par les derniers vaisseaux arrivés de Turquie à Marseille, on apprend que le nombre des mécontents augmente à Constantinople, et que le sérail est obligé d’apaiser les murmures par des mensonges : triste ressource ; la fraude est bientôt découverte, et alors l’indignation redouble. On a beau faire tirer le canon des Sept-Tours et de Tophana pour de prétendues victoires, la vérité perce à travers la fumée du canon, et vient effrayer Moustapha sur ses tapis de zibeline.

Je ne serais point étonné que ce tyran imbécile (qu’il me pardonne cette expression) ne fût détrôné dans quatre mois, quand votre flotte sera près des Dardanelles, et que son successeur ne demandât humblement la paix à Votre Majesté. Il ne m’appartient pas de lire dans l’avenir, encore moins même dans le présent ; mais je ne saurais m’imaginer que les Vénitiens ne profitent pas d’une si belle occasion. Il me semble que Votre Majesté prend Moustapha de tous les sens.

Quand une fois on a tiré l’épée, personne ne peut prévoir comment les choses finiront. Je ne suis point prophète, Dieu m’en garde ! mais il y a longtemps que j’ai dit[1] que si l’empire turc est jamais détruit, ce ne sera que par le vôtre. Je me flatte que Moustapha payera bien cher son amitié chrétienne pour le nonce du pape en Pologne. Tout ce que je sais bien certainement, c’est que, Dieu merci, Votre Majesté est couverte de gloire. Je ne suis plus indigné contre ceux qui l’ont contesté, car leur humiliation me fait trop de plaisir. Ce n’est pas sur les seuls Turcs que vous remportez la victoire, mais sur ceux qui osaient être jaloux de la fermeté et de la grandeur de votre âme, que j’ai toujours admirée.

Que Votre Majesté impériale daigne agréer mon remerciement, ma joie, mes vœux, mon enthousiasme pour votre personne, et mon profond respect.

  1. C’était en 1752 ; voyez tome XXIII, page 523.