Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7703

Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 489-490).

7703. — À M. MARMONTEL.
1er novembre.

Mon cher ami, mon cher confrère, j’ai été enchanté de votre souvenir et de votre lettre. Vous dites que tous les hommes ne peuvent pas être grands, mais que tous peuvent être bons : savez-vous bien que cette maxime est mot à mot dans Confucius ? Cela vaut bien la comparaison du royaume des cieux avec de la moutarde[1], et de l’argent placé à usure[2].

Je conviens, mon cher ami, que la philosophie s’est beaucoup perfectionnée dans ce siècle ; mais à qui le devons-nous ? aux Anglais ; ils nous ont appris à raisonner hardiment. Mais à quoi nous occupons-nous aujourd’hui ? à faire quelques réflexions spirituelles sur le génie du siècle passé.

Songez-vous bien qu’une cabale de jaloux imbéciles a mis pendant quelques années la partie carrée d’Electre[3], d’Iphianasse, d’Oreste, et du petit Itys, le tout en vers barbares, à côté des belles scènes de Corneille, de l’Iphigènie de Racine, des rôles de Phèdre, de Burrhus, et d’Acomat ? Cela seul peut empêcher un honnête homme de revenir à Paris.

Cependant je ne veux point mourir sans vous embrasser, vous et M. d’Alembert, et MM. Duclos, de Saint-Lambert, Diderot, et le petit nombre de ceux qui soutiennent, avec le quinzième chapitre de Bélisaire, la gloire de la France.

J’aurai besoin, si je suis en vie au printemps, d’une petite opération aux yeux, que quinze ans et quinze pieds de neige ont mis dans un terrible désordre. Je n’approcherai point mon vieux visage de celui de Mlle Clairon ; mais j’approcherai mon cœur du sien. Ses talents étaient uniques, et sa façon de penser est égale à ses talents.

Mme Denis[4] vous fait les compliments les plus sincères.

Adieu ; vous savez combien je vous aime. Je n’écris guère ; un malade, un laboureur, un griffonneur n’a pas un moment à lui.

  1. Matthieu, xiii, 31.
  2. Id., xxv, 27.
  3. Voyez tome XXIV, page 348.
  4. Elle venait d’arriver à Ferney (voyez lettre 7694), dont elle était absente depuis mars 1768 ; voyez tome XLV, pages 541 et 549.