Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7696

7696. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 30 octobre.

Madame, Votre Majesté impériale me rend la vie, en tuant des Turcs. La lettre dont elle m’honore, du 22 septembre, me fait sauter de mon lit, en criant : Allah ! Catharina ! J’avais donc raison, j’étais plus prophète que Mahomet : Dieu et vos troupes victorieuses m’avaient donc exaucé quand je chantais : Te Catharinam laudamus, te dominam confitemur[1]. L’ange Gabriel m’avait donc instruit de la déroute entière de l’armée ottomane, de la prise de Choczin, et m’avait montré du doigt le chemin d’Yassi.

Je suis réellement, madame, au comble de la joie ; je suis enchanté, je vous remercie, et, pour ajouter à mon bonheur, vous devez toute cette gloire à monsieur le nonce. S’il n’avait pas déchaîné le divan contre Votre Majesté, vous n’auriez pas vengé l’Europe.

Voilà donc ma législatrice entièrement victorieuse. Je ne sais pas si on a tâché de supprimer à Paris et à Constantinople votre Instruction pour le Code de la Russie ; mais je sais qu’on devrait la cacher aux Français : c’est un reproche trop honteux pour nous de notre ancienne jurisprudence ridicule et barbare, presque entièrement fondée sur les Décrétâles des papes et sur la jurisprudence ecclésiastique.

Je ne suis pas dans votre secret ; mais le départ de votre flotte me transporte d’admiration. Si l’ange Gabriel ne m’a pas trompé, c’est la plus belle entreprise qu’on ait faite depuis Annibal.

Permettez que j’envoie à Votre Majesté la copie de la lettre que j’écris au roi de Prusse[2] : comme vous y êtes pour quelque chose, j’ai cru devoir la soumettre à votre jugement.

Que Dieu me donne de la santé, et certainement je viendrai me mettre à vos pieds l’été prochain pour quelques jours, ou même pour quelques heures, si je ne puis mieux faire.

Que Notre Majesté impériale pardonne au désordre de ma joie, et agrée le profond respect d’un cœur plein de vous.

L’ermite de Ferney.

  1. Imitation du premier verset du Te Deum.
  2. Probablement la lettre 7702, qui n’était peut-être pas encore terminée.