Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7664

Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 448-449).
7664. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
16 septembre.

Je réponds, mon cher ange, à vos lettres du 4 et du 9. Vous devez actuellement avoir reçu, par M. Marin, la tragédie des Guèbres, avec les additions que le jeune auteur a faites.

Lekain a joué à Toulouse Tancrède, Zamore, et Hérode, avec le plus grand succès. La salle était remplie à deux heures. On dit la troupe tort bonne ; plusieurs amateurs ont fait une souscription assez considérable pour la composer. Cette troupe a donné Athalie avec la musique des chœurs, et on demande des chœurs pour toutes mes pièces. Les spectacles adoucissent les mœurs ; et, quand la philosophie s’y joint, la superstition est bientôt écrasée. Il s’est fait depuis dix ans, dans toute la jeunesse de Toulouse, un changement incroyable. Sirven s’en trouvera bien ; il verra que votre idée de venir se défendre lui-même était la meilleure ; mais plus il a tardé, plus il trouvera les esprits bien disposés. Vous voyez qu’à la longue les bons livres font quelque effet, et que ceux qui ont contribué à répandre la lumière n’ont pas entièrement perdu leur peine.

On me presse pour aller passer l’hiver à Toulouse. Il est vrai que je ne peux plus supporter les neiges qui m’ensevelissent pendant cinq mois de suite, au moins ; mais il se pourra bien faire que Mme Denis vienne affronter auprès de moi les horreurs de nos frimas, et celles de la solitude et de l’ennui, avec un pauvre vieillard qu’il est bien difficile de transplanter.

M. de Ximenès m’a mandé que M. le maréchal de Richelieu avait mis les Guèbres sur le répertoire de Fontainebleau ; je crois qu’il s’est trompé, car M. de Richelieu ne m’en parle pas. Il a assez de hauteur dans l’esprit pour faire cette démarche, et ce serait un grand coup. Les tribuns militaires vont au spectacle, et les prêtres de Pluton n’y vont point ; la raison gagnerait enfin sa cause, ce qui ne lui arrive pas souvent.

Je vois bien que je perdrai la mienne auprès de M. le duc d’Aumont. Il me sera impossible de refaire la scène d’Ève et du serpent, à moins que le diable en personne ne vienne m’inspirer. Je suis à présent aussi incapable de faire des vers d’opéra que de courir la poste à cheval. Il y a des temps où l’on ne peut répondre de soi. Je prends mon parti sur Pandore ; ce spectacle aurait pu être une occasion qui m’aurait fait faire un petit voyage que je désire depuis longtemps, et que vous seul, mon cher ange, me faites désirer. Quand je dis vous seul, j’entends Mme d’Argental et vous ; mais, encore une fois, je ne suis pas heureux.

Adieu, mon très-cher ange ; pardonnez à un pauvre malade si je ne vous écris pas plus au long.