Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7661

Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 445-446).
7661. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
11 septembre.

Non vraiment, on ne s’est point adressé à l’archevêque de Lyon, mon cher ange ; mais on a craint de lui déplaire : c’est pure poltronnerie au prévôt des marchands. L’intendant veut faire jouer la pièce à sa maison de campagne ; mais cette maison est tout auprès de celle du prélat, et on ne sait encore s’il osera élever l’autel de Baal contre l’autel d’Adonaï. Les petites additions aux Guèbres ne sont pas fort essentielles. Je les ai pourtant envoyées à La Harpe. Il y a deux vers qu’il ne sera pas fâché de prononcer ; c’est en parlant des marauds d’Apamée :


Ils ont, pour se défendre et pour nous accabler,
César, qu’ils ont séduit, et Dieu, qu’ils font parler.

(Acte II, scène vi.)

Le seul moyen de faire jouer cette pièce, ce serait de détruire entièrement dans l’esprit des honnêtes gens la rage de l’allégorie. Ce sont nos amis qui nous perdent. Les prêtres ne demanderaient pas mieux que de pouvoir dire : Ceci ne nous regarde pas, nous ne sommes pas chanoines d’Apamée, nous ne voulons point faire brûler les petites filles. Nos amis ne cessent de leur dire : Vous ne valez pas mieux que les prêtres de Pluton ; vous seriez, dans l’occasion, plus méchants qu’eux. Si on ne le leur dit pas en face, on le dit si haut que tous les échos le répètent.

Enfin je ne joue pas heureusement, et il faut que je me retire tout à fait du jeu.

Je vois bien que Pandore a fait coupe-gorge. Il est fort aisé de faire ordonner par Jupiter, à la dame Némésis, d’emprunter les chausses de Mercure, et son chapeau et ses talonnières ; mais le reste m’est impossible :


Tu nihil invita dices faciesve Minerva.

(Hor., de Art. poet., v. 385.)

Ce sont de ces commandements de Dieu que les justes ne peuvent exécuter.

J’ai reçu une lettre d’un sénateur de Venise, qui me mande que tous les honnêtes gens de son pays pensent comme moi. La lumière s’étend de tous côtés ; cependant le sang du chevalier de La Barre fume encore. À l’égard de celui de Martin, ce n’est pas à moi de le venger ; tout ce que je puis dire, mon cher ange, c’est qu’il y a des tigres parmi les singes ; les uns dansent, les autres dévorent. Voilà le monde, ou du moins le monde des Welches ; mais je veux faire comme Dieu, pardonner à Sodome s’il y a dix justes[1] comme vous.

Mille tendres respects à mes deux anges.

  1. Genèse, chap. xviii, 32.