Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7654

7654. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU[1].
Ferney, 4 septembre.

Mon héros, je suis un imbécile ; je voulais qu’elle[2] trouvât sur sa toilette ce qui est à la gloire de son amant et de son ami. On n’a pas le temps de lire dans le pays où vous êtes, et j’avais mis le doigt sur les endroits qu’on doit lire avec plaisir.

La lettre dont mon héros m’honore, du 20 auguste (que les Welches appellent barbarement août), a été croisée par celle de son vieux serviteur, qui lui demandait les Scythes très-humblement et très-instamment, au lieu de Mérope et après Mérope.

Je vous remercie de tout mon cœur, monseigneur, de vos bontés pour la Princesse de Navarre. La musique est charmante, et, en vérité, il y a quelquefois d’assez jolies choses dans les paroles. Je n’aurais pas osé vous la demander. Vous mettez, à votre ordinaire, des grâces dans vos bienfaits. Mais il faut que mon héros ait le diable au corps d’imaginer que je parle de la musique de Pandore, sans l’avoir entendue. J’en ai entendu trois actes dans mon ermitage ; Mme Denis, qui s’y connaît parfaitement, en a été très-contente. M. le duc d’Aumont, qui avait pris d’autres engagements, demandait qu’une belle dame lui forçât un peu la main. Je suppose que mon ami La Borde a fait sur cela son devoir et ses diligences.

Mon héros est encore possédé d’un autre diable, en croyant que je m’adresse à M. d’Argental pour les bagatelles du théâtre. J’en suis bien loin. Mais il est rempli de l’esprit divin en faisant de belles réflexions sur les vanités et sur les tracasseries de ce monde. Le grand Condé disait à Chantilly qu’ayant tâté de tout, il était lassé de tout. Vous êtes encore dans la fleur de l’âge, vous n’avez que soixante-onze ans ; quand vous en aurez soixante-seize, comme moi, vous serez bien plus grand philosophe que je ne puis l’être ; vous verrez d’un œil bien plus aguerri toutes les pauvretés de ce monde, et vous jouirez de votre belle âme en paix. À Dieu ne plaise que je mette les beaux-arts dans le rang des misères dont on doit être dégoûté : cela serait horrible en parlant au doyen de l’Académie française.

Je ne sais si une tragédie nouvelle, intitulée les Guèbres, est parvenue jusqu’à vous ; si vous vouliez vous en amuser, je vous en enverrais une édition, quoiqu’elle me soit dédiée ; vous verriez qu’on peut faire quelque chose du jeune auteur.

Agréez, monseigneur, mon très-tendre respect et ma vive reconnaissance.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. La Du Barry. Voyez la lettre à Richelieu du 31 juillet.