Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7653

7653. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 2 septembre.

Madame, la lettre dont Votre Majesté impériale m’honore, du 14 juillet, a transporté le vieux chevalier de la guerrière et de la législatrice Tomyris, devant qui l’ancienne Tomyris serai assurément peu de chose. Il est bien beau de faire fleurir une colonie aussi nombreuse que celle de Saratof, malgré les Turcs, les Tartares, la Gazette de Cologne, et le Courrier d’Avignon.

Vos deux bijoux d’Azof et de Taganrog, qui étaient tombés de la couronne de Pierre le Grand, seront un des plus beaux ornements de la vôtre, et j’imagine que Moustapha ne dérangera jamais votre coiffure.

Tout vieux que je suis, je m’intéresse à ces belles Circassiennes qui ont prêté à Votre Majesté serment de fidélité, et qui prêteront sans doute le même serment à leurs amants. Dieu merci, Moustapha ne tâtera pas de celles-là. Les deux parties qui composent le genre humain doivent être vos très-obligées.

Il est très-vrai que Votre Majesté a deux grands ennemis, le pape et le padisha des Turcs. Constantin ne s’imaginait pas qu’un jour la ville de Rome appartiendrait à un prêtre, et qu’il bâtissait sa ville de Constantinople pour des Tartares. Mais aussi il ne prévoyait pas qu’il se formerait un jour vers la Moskva et la Néva un empire aussi grand que le sien.

Votre vieux chevalier conçoit bien, madame, qu’il y a dans les confédérés de Pologne quelques fanatiques ensorcelés par des moines. Les croisades étaient bien ridicules ; mais qu’un nonce du pape ait fait entrer le Grand-Turc dans une croisade contre vous, cela est digne de la farce italienne. Il y a là un mélange d’horreur et d’extravagance dont rien n’approche : je n’entends rien à la politique, mais je soupçonne pourtant que parmi ces folies il y a des gens qui ont quelques grands desseins, si Votre Majesté ne voulait que de la gloire, on vous en laisserai jouir, vous l’avez assez méritée ; mais il paraît qu’on ne veut pas que votre puissance égale votre renommée : on dit que c’est trop à la fois. On ne peut guère forcer les hommes à l’admiration sans exciter l’envie.

Je vois, madame, que je ne pourrai faire ma cour à Votre Majesté cette année dans les États de Moustapha, le digne allié du pape. Il faut que je remette mon voyage à l’année prochaine. J’aurai, à la vérité, soixante-dix-sept ans, et je n’ai pas la vigueur d’un Turc ; mais je ne vois pas ce qui pourrait m’empêcher de venir dans les beaux jours saluer l’étoile du Nord et maudire le Croissant. Notre Mme Geoffrin a bien fait le voyage de Varsovie, pourquoi n’entreprendrais-je pas celui de Pétersbourg au mois d’avril ? J’arriverais en juin, je m’en retournerais en septembre ; et si je mourais en chemin, je ferais mettre sur mon petit tombeau : Ci-gît l’admirateur[1] de l’auguste Catherine, qui a eu l’honneur de mourir en allant lui présenter son profond respect.

Je me mets aux pieds de Votre Majesté impériale.

L’ermite de Ferney.

  1. Voltaire avait adressé la même flatterie au prince royal de Prusse, en 1738 ; voyez tome XXIV, page 503.