Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7186

Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 539-540).
7186. — À M. CHARDON.
Février.

Monsieur, Cicéron et Démosthène, à qui vous ressemblez plus qu’au maréchal de Villeroi, n’ont pas gagné toutes leurs causes : je ne suis point du tout étonné que la forme l’ait emporté sur le fond ; cela est triste, mais cela est ordinaire. Il ne serait pas mal pourtant que l’on trouvât un jour quelque biais pour que le fond l’emportât sur la forme.

J’ai revu le pauvre Sirven, qui croit avoir gagné son procès, puisque vous avez daigné prendre son parti. Il n’y a pas moyen qu’il aille se présenter au parlement de Toulouse ; on l’y punirait très-sérieusement de s’être adressé à un maître des requêtes. Vous savez assez, monsieur, par le petit libelle que vous avez reçu de Toulouse, que les maîtres des requêtes n’ont aucune juridiction[1], et que le roi ne peut leur renvoyer aucun procès : ce sont là les lois fondamentales du royaume. Sirven serait injustement pendu ou roué, pour s’être adressé au conseil du roi ; ce serait un esclave que le conseil des dépêches renverrait à son maître pour le mettre en croix. Voilà une famille ruinée sans ressource ; mais comme c’est une famille de gens qui ne vont point à la messe, il est juste qu’elle meure de faim[2].

Je plains beaucoup les sots qui se font persécuter pour Jean Calvin ; mais je hais cordialement les persécuteurs. Il y a plus de quatorze cents ans qu’on s’acharne en Europe pour des fadaises indignes d’être jouées aux marionnettes ; cette démence atroce, jointe à-tant d’autres, doit faire aimer la solitude ; et c’est du fond de cette solitude qu’un pauvre vieillard malade, qui n’a pas longtemps à vivre, vous présente, monsieur, les sentiments de reconnaissance, d’attachement, et de respect, dont il sera pénétré pour vous jusqu’au moment où il rendra aux quatre éléments sa très-chétive existence.

  1. C’est ce qu’on disait dans la pièce dont Voltaire parle en ses lettres 7068 et 7107.
  2. Les formes judiciaires ne laissaient à Sirven d’autre ressource que d’appeler au parlement de Toulouse de la sentence ridicule et atroce du juge de Mazamet ; il en a eu le courage, et un arrêt de ce parlement l’a déclaré innocent. Mais le juge de Mazamet n’a point été puni ; on n’a point puni ces religieuses dont la bigoterie barbare avait réduit la malheureuse fille de Sirven au désespoir ; du moins les juges de Calas et le capitoul David, moins obscurs que les persécuteurs de Sirven, ont-ils été punis par l’horreur et le mépris de l’Europe. On aurait désiré seulement que le sang répandu de l’innocent Calas eût du moins délivré sa patrie de l’opprobre que répandent sur elle, et cette procession des pénitents, où l’on célèbre le massacre de 1562, et les farces scandaleuses qu’ils y jouent. On avait droit d’espérer cette réforme nécessaire de l’archevêque actuel de cette ville, qui, calomnié lui-même avec fureur par les fanatiques, sait mieux que personne combien leur audace et l’impudence des hypocrites qui les conduisent peuvent encore être dangereuses. (K.) — L’archevêque de Toulouse dont on parle dans cette note est Etienne-Charles de Loménie de Brienne, depuis archevêque de Sens. (B.)