Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 7114

7114. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE[1].
(Décembre 1767.)

Bonjour et bon an au patriarche de Ferney, qui ne m’envoie ni la prose ni les vers qu’il m’a promis depuis six mois. Il faut que vous autres patriarches vous ayez des usages et des mœurs en tout différents des profanes : avec des bâtons marquetés vous tachetez des brebis et trompez des beaux-pères ; vos femmes sont tantôt vos sœurs, tantôt vos femmes[2], selon que les circonstances le demandent ; vous promettez vos ouvrages, et ne les envoyez point : je conclus de tout cela qu’il ne fait pas bon se fier à vous autres, tout grands saints que vous êtes. Et qui vous empêche de donner signe de vie ? Le cordon qui entourait Genève et Ferney est levé, vous n’êtes plus bloqué par les troupes françaises, et l’on écrit de Paris que vous êtes le protégé de Choiseul. Que de raisons pour écrire ! Sera-t-il dit que je recevrai clandestinement vos ouvrages, et que je ne les tirerai plus de source ? Je vous avertis que j’ai imaginé le moyen de me faire payer : je vous bombarderai tant et si longtemps de mes pièces que, pour vous préserver de leur atteinte, vous m’enverrez des vôtres. Ceci mérite quelques réflexions. Vous vous exposez plus que vous ne le pensez. Souvenez-vous combien le Dictionnaire de Trévoux fut fatal au Père Berthier[3] ; et si mes pièces ont la même vertu, vous bâillerez en les recevant, puis vous sommeillerez, puis vous tomberez en léthargie, puis on appellera le confesseur, et puis, etc., etc., etc. Ah ! patriarche, évitez d’aussi grands dangers, tenez-moi parole, envoyez-moi vos ouvrages, et je vous promets que vous ne recevrez plus de moi ni d’ouvrages soporifiques, ni de poisons léthargiques, ni de médisances sur les patriarches, leurs sœurs, leurs nièces, leurs brebis et leur inexactitude, et que je serai toujours, avec l’admiration due au père des croyants, etc.

  1. Cette lettre est tirée des Œuvres posthumes, édition de Berlin. Les éditeurs disent dans une note qu’elle ne fut pas envoyée au destinataire.
  2. Voyez l’article Abraham, tome XVII, page 32.
  3. Ce n’est pas le Dictionnaire, c’est le Journal de Trévoux qui excitait les bâillements de Berthier lors de son voyage à Versailles ; voyez la Relation, etc., tome XXIV, page 95.