Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6839

Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 212-214).
6839. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
13 Avril.

Je supplie mes anges et M. de Thibouville de lire les nouveaux changements ci-joints. Il ne faut plaindre ni la peine de l’auteur, ni celle du libraire, ni celle des comédiens.

Pour engager le libraire à faire des cartons, ou à faire une édition nouvelle, il ne donnera que trois cents livres à Lekain, et je lui donnerai les trois cents autres.

J’ose me persuader que mes juges, en voyant ce nouveau mémoire de leur client, me donneront cause gagnée.

Je ne sais pas pourquoi on a imprimé à Paris :

Nous marchons dans la nuit, et d’abîme en abîme.


Je vous assure que mon vers

Nous partons, nous marchons de montagne en abîme,

(Acte I, scène iii.)


est beaucoup plus convenable aux voisins du mont Jura. Je vois de mes fenêtres une montagne au milieu de laquelle se forment des nuages. Elle conduit à des précipices de quatre cents pieds de profondeur, et, quand on est englouti dans cet abîme, on trouve d’autres montagnes qui mènent à d’autres précipices. Je peins la nature telle qu’elle est, et telle que je l’ai vue. Je vous demande en grâce de faire jouer les Scythes après Pâques, de n’en faire annoncer qu’une représentation, et d’en donner deux si le public les redemande, après quoi on les jouera à Fontainebleau.

Les papiers publics disent qu’on les reprendra à la rentrée ; il ne faut pas les démentir, ce serait avouer une chute complète ; les Frérons triompheraient. Lekain me doit au moins cette complaisance ; il pourrait bien retarder d’un jour son voyage de Grenoble.

J’avoue que le rôle d’Athamare ne lui convient point. Il faudrait un jeune homme beau, bien fait, brillant, ayant une belle jambe et une belle voix, vif, tendre, emporté, pleurant tantôt de tendresse et tantôt de colère ; mais comme il n’a rien de tout cela, qu’il y supplée un peu par des mouvements moins lents. Que Mlle Durancy passe toute la semaine de Quasimodo à pleurer ; qu’on la fouette jusqu’à ce qu’elle répande des larmes : si elle ne sait pas pleurer, elle ne sait rien.

Ah ! mon Dieu ! peut-on me proposer d’établir une loi par laquelle on est obligé de se marier au bout de quatre ans ? Cela serait en vérité d’un comique à faire rire. Il n’est permis d’ailleurs de supposer des lois que quand il en a existé de pareilles. La loi de venger le sang de son mari, ou de son père, ou de son frère, a été connue de vingt nations ; celle de n’être reçu dans un pays qu’à condition qu’on s’y marierait ressemblerait à l’usage du château de Cutendre, où l’on n’entrait que deux à deux[1].

Dieu me préserve de charger d’aventures et d’épisodes la noble simplicité, si difficile à saisir, si difficile à traiter, si difficile à bien jouer !

Rendez-moi Mlle Lecouvreur et Dufresne, je vous réponds bien du troisième acte. Le meilleur conseil qu’on m’ait jamais donné se trouve exécuté dans ces vers :

Va, si j’aime en secret les lieux où je suis née.
Mon cœur doit s’en punir, il se doit imposer
Un frein qui le retienne, et qu’il n’ose briser :
N’en demande pas plus…

(Acte II, scène :.)

Je vous dirai de même :

N’en demandez pas plus, ce serait tout gâter.

J’ose vous répondre que si les comédiens approchaient un peu de la manière dont nous jouons les Scythes à Ferney, s’ils avaient la vérité, la simplicité, l’empressement, l’attendrissement de nos acteurs, ils feraient fortune ; mais la même raison pour laquelle ils ne peuvent jouer ni Mithridate, ni Bérénice, ni tant d’autres pièces, leur fera toujours jouer les Scythes médiocrement. N’importe, je demande à cor et à cri deux représentations après Pâques.

Si mon cher ange parvient à faire chasser le monstre qui déshonore la littérature depuis si longtemps, les gens de lettres lui devront une statue. Je demande pardon à M. Coqueley ; mais un avocat plaide furieusement contre lui-même quand il se fait l’approbateur de Fréron : c’est se faire le receleur de Cartouche. On le dit parent de monsieur le procureur général : son parent devait bien lui dire qu’il se déshonorait. On ne connaît pas toutes les scélératesses de Fréron. C’est lui qui a répandu dans Paris la calomnie contre les Calas. Il a voulu engager un des gueux avec lesquels il s’enivre à faire des vers sur les prétendus aveux de la pauvre Viguière[2]. Je suis bien fâché que la vérité se soit trop tôt découverte. Il fallait laisser parler et triompher les Frérons pendant quinze jours, et ensuite montrer leur turpitude. Les colombes n’ont pas eu la prudence du serpent[3].

Déployez vos ailes, mes anges ; jetez le diable dans l’abîme, et tirez les Scythes du tombeau.

Respect et tendresse.

  1. Chant XII de la Pucelle ; voyez tome IX, page 190.
  2. C’était la servante de Calas ; voyez lettre 6823.
  3. Matthieu, x, 16.