Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6784

Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 152-153).
6784. — À M. DORAT.
4 mars.

Je ne sais, monsieur, si mon amour-propre corrompt mon jugement ; mais vos derniers vers me paraissent valoir mieux que les premiers : ils sont, à mon gré, plus remplis de grâces. Votre muse fait ce qu’elle veut ; je la remercie d’avoir voulu quelque chose en ma faveur, quoiqu’il y ait encore un coup de patte. Je vous jure, sur mon honneur, que je n’ai aucune connaissance des vers qu’on a faits contre vous : personne ne m’en a écrit un mot ; il n’y a que vous qui m’en parliez. Toutes ces sottises couvertes par d’autres sottises tombent dans un éternel oubli au bout de vingt-quatre heures. Je suis uniquement occupé de l’affaire de Sirven, dont vous avez peut-être entendu parler. Ce nouveau procès de parricide va être jugé au conseil du roi ; il m’intéresse beaucoup plus que les Scythes, dont je ne fais nul cas. Je n’avais destiné cet ouvrage qu’à mon petit théâtre ; mais on imprime tout : on a imprimé ce petit amusement de campagne. Les comédiens se repentiront probablement d’avoir voulu le jouer. J’ai donné un rôle à Mlle Durancy, à qui j’en avais promis un depuis très-longtemps. Je ne connaissais point Mlle Dubois ; je vis ignoré dans ma retraite, et j’ignore tout. Si j’avais été informé plus tôt de son mérite et de ses droits, j’aurais assurément prévenu ses plaintes ; mais je vous prie de lui dire qu’elle n’a rien à regretter : le rôle qu’elle semble désirer est indigne d’elle. C’est une espèce de paysanne pendant trois actes entiers ; c’est une fille d’un petit canton suisse qui épouse un Suisse ; et un petit-maître français tue son mari. Je ne connais point de pièce plus hasardée ; c’est une espèce de gageure, et je gage avec qui voudra contre le succès. Mais on peut faire une mauvaise pièce de théâtre, et ambitionner votre amitié ; c’est là ma consolation et ma ressource.

Je vous supplie, monsieur, de compter sur les sentiments très-sincères de votre très-humble, etc.