Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6617

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 539-540).

6617. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.

Je vous fais mes remerciements pour la belle tragédie[1] que je viens de recevoir, et pour les ouvrages intéressants que j’attends encore et qui ne tarderont pas d’arriver. J’ai donné commission de chercher l’Abrégé[2] de Fleury, s’il s’en trouve à Berlin, pour vous l’envoyer. On prétend qu’un docteur Ernesti a réfuté cet ouvrage[3] ; mais ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’étant luthérien il s’est vu nécessité de plaider la cause du pape, ce qui a fort édifié la cour de Saxe.

Je vous envoie en même temps un poëme singulier pour le choix du sujet[4] ; ce sont les réflexions de l’empereur Marc-Aurèle mises en vers. J’aime encore la poésie. Je n’ai que de faibles talents ; mais comme je ne barbouille du papier que pour m’amuser, aussi peu importe-t-il au public que je joue au wisk, ou que je lutte contre la difficulté de la versification ; ceci est plus facile et moins hasardeux que d’attaquer l’hydre de la superstition. Vous croyez que je pense que le peuple a besoin du frein de la religion pour être contenu ; je vous assure que ce n’est pas mon sentiment ; au contraire, l’expérience me range entièrement de l’opinion de Bayle. Une société ne saurait subsister sans lois, mais bien sans religion, pourvu qu’il y ait un pouvoir qui, par des peines afflictives, contraigne la multitude à obéir à ces lois ; cela se confirme par l’expérience des sauvages qu’on a trouvés dans les îles Mariannes, qui n’avaient aucune idée métaphysique dans leur tête ; cela se prouve encore plus par le gouvernement chinois, où le théisme est la religion de tous les grands de l’État. Cependant, comme vous voyez que dans cette vaste monarchie le peuple s’est abandonné à la superstition des bonzes, je soutiens qu’il en arriverait de même ailleurs, et qu’un État purgé de toute superstition ne se soutiendrait pas longtemps dans sa pureté, mais que de nouvelles absurdités reprendraient la place des anciennes ; et cela au bout de peu de temps. La petite dose de bon sens répandue sur la surface de ce globe est, ce me semble, suffisante pour fonder une société généralement répandue, à peu près comme celle des jésuites, mais non pas un État. J’envisage les travaux de nos philosophes d’à présent comme très-utiles, parce qu’il faut faire honte aux hommes du fanatisme et de l’intolérance, et que c’est servir l’humanité que de combattre ces folies cruelles et atroces qui ont transformé nos ancêtres en bêtes carnassières : détruire le fanatisme, c’est tarir la source la plus funeste des divisions et des haines présentes à la mémoire de l’Europe, et dont on découvre les vestiges sanglants chez tous les peuples. Voilà pourquoi vos philosophes, s’ils viennent à Clèves, seront bien reçus ; voilà pourquoi le baron de Werder, président de la chambre, a déjà été prévenu de les favoriser pour leur établissement ; ils y trouveront sûreté, faveur, et protection ; ils y feront en liberté des vœux pour le patriarche de Ferney, à quoi j’ajouterai un hymne en vers au dieu de la santé et de la poésie, pour qu’il nous conserve longues années son vicaire helvétique, que j’aime cent fois mieux que celui de saint Pierre, qui réside à Rome. Adieu.

P. S. Vous me demandez[5] ce qu’il me semble de Rousseau de Genève ? Je pense qu’il est malheureux, et à plaindre. Je n’aime ni ses paradoxes, ni son ton cynique. Ceux de Neuchâtel en ont mal usé envers lui : il faut respecter les infortunés ; il n’y a que des âmes perverses qui les accablent.

  1. Le Triumvirat.
  2. Voyez page 203.
  3. Jean-Auguste Ernesti avait critiqué sévèrement l’Abrégé de Fleury et l’Avant-propos de Frédéric qui le précédait, dans sa Neue theologische Bibliothek, Leipzig, 1766, tome VII, pages 333-345.
  4. Le Stoïcien : voyez la lettre de Voltaire, du 5 janvier 1767.
  5. La lettre où Voltaire fait cette demande manque.