Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6609

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 530-532).

6609. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL[1].
Jeudi, 11 Décembre, à onze heures du matin.

Cette honnête femme[2] vient d’arriver, et vous croyez bien qu’au nom de mes anges elle n’a pas été mal reçue. Nous avons sur-le-champ envoyé chercher à Genève son petit équipage de voyage ; nous l’avons tirée de l’hôtellerie la plus chère de l’Europe ; où elle aurait été ruinée ; nous la logerons et nous aurons bien soin d’elle, jusqu’à ce qu’elle ait gagné son procès, et assurément elle le gagnera. Nous lui fournirons une voiture pour la reconduire en sûreté jusqu’à Dijon. Ce qui nous est recommandé par nos anges n’est-il pas sacré ? Je la conduirais moi-même, si je pouvais sortir de mon appartement, dont il y a environ un an que je n’ai bougé.

Je n’ai point encore le mémoire pour les Sirvcn, cette toile de Pénélope qu’on me fait attendre depuis deux ans. Mais j’espère, mes anges, que vous l’aurez ce mois-ci, et que vous en serez satisfaits. Le canevas que je vis l’année passée promettait un excellent ouvrage. Damilaville, qui pense fortement et qui aide un peu notre avocat, me répond que ce mémoire fera un très-grand effet. C’est alors que nous vous demanderons que vous embouchiez la trompette du jugement dernier pour effrayer la calomnie et l’injustice.

Un petit mot encore, je vous prie, des Scythes. On envoie sa besogne dans son premier enthousiasme, le plus tôt qu’on peut ; ensuite on rabote, on lime, on polit, et on met plus de temps à revoir qu’à faire. Je n’ai pas cessé un moment de travailler, et je vous avoue que je trouve cette pièce très-neuve et très-intéressante, écrite d’un bout à l’autre avec ce style de vérité qui est celui de la nature et qui dédaigne tous les ornements étrangers. Souvenez-vous que celle-là fera du bien aux comédiens, quand ils auront des acteurs et des actrices ; je vous en donne ma parole d’honneur !

Je suis dans le secret de La Harpe ; mais je ne lui dis pas mon secret. J’ai quelque honte de faire une tragédie à mon âge et de devenir l’émule de mon disciple. Cependant il faudra bien qu’à la fin je me confie à lui, comme il se confie à moi. Je lui rends toutes les sévérités dont vous m’accablez. Je ne lui passe rien, et j’espère qu’à Pâques il vous donnera une tragédie très-bonne. Vous voyez que je ne suis pas inutile au tripot, quoique je m’occupe quelquefois de choses plus sérieuses.

Avez-vous vu la pièce de M. de Chabanon[3] ? Je voudrais que tout le monde fît des tragédies, comme le père Le Moine voulait que tout le monde dît la messe.

Mon Dieu, que nous allons parler de vous avec votre ambassadrice ! Toute ma petite famille est à vos pieds.

Je vous envoie la lettre de M. Janel, que je reçois dans le moment, M. le duc de Praslin verra que la personne entre les mains de laquelle le paquet est tombé ne le rendra point, et qu’il fait cas de l’ouvrage. Il est ridicule, d’ailleurs, que ce petit livre ne soit pas plus connu ; il ne peut faire que du bien.

Je fais mes compliments à Le Jeune ; mais comme il orthographie très-mal mon nom, je le prie de ne l’écrire jamais, ni de le prononcer, et surtout quand il écrira à madame sa femme. Il faut être discret sur les affaires de famille, sans quoi il me serait absolument impossible de lui rendre service.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. Mme Le Jeune, femme du valet de chambre de d’Argental. Elle venait chez Voltaire pour la contrebande des livres philosophiques. Voyez les lettres à d’Argental des 23, 27, 29 décembre 1766, et les lettres de janvier 1767.
  3. Eudoxie.