Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6608

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 529-530).

6608. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
10 décembre.

Je pourrais maintenant dire à mes anges que j’ai fait à peu près tout ce qu’ils ont ordonné, excepté leur cruelle proposition d’épuiser l’amour et l’intérêt en parlant trop tôt d’amour. Je pourrais fatiguer leurs bontés par mille petites remarques ; mais comme il n’est point question de faire jouer la pièce, je ne les fatiguerai pas ; j’ai bien à leur parler d’autre chose, et voici sur quoi je supplie leurs ailes de trémousser beaucoup.

Je suppose que vous avez lu en son temps le factum de M. de Sudre[1], avocat de Toulouse, en faveur des Calas, factum aussi bon pour le fond des choses qu’aucun des mémoires de Paris. Ce M. de Sudre est un homme d’une probité courageuse, qui seul osa lutter contre le fanatisme, sans autre intérêt que celui de protéger l’innocence. Il fut lui-même longtemps la victime du fanatisme qu’il avait attaqué ; il fut même plusieurs années sans oser plaider. Enfin les écailles sont tombées des yeux[2] de ces malheureux Toulousains ; ils ont élu d’une voix unanime M. de Sudre pour premier capitoul. On en élit trois ; le roi en nomme un entre ces trois. M. de Sudre a l’avantage d’avoir été proposé unanimement par la ville. Les voix ont été partagées entre ses deux concurrents ; mais il a bien un autre avantage auprès de vous, celui d’avoir soutenu la cause de l’innocence opprimée avec une constance intrépide. Il honorera la place que ce coquin de David[3], digne d’être le capitoul de Jérusalem, a tant déshonorée ; et si quelqu’un peut faire abolir la procession annuelle de Toulouse, où l’on remercie Dieu de quatre mille assassinats, c’est assurément M. de Sudre.

Voyez, mes anges, si vous avez des amis auprès de M. le comte de Saint-Florentin, de qui dépend cette affaire. Voyez si M. le duc de Praslin et M. le duc de Choiseul veulent dire un mot. Vous ferez certainement ce que vous pourrez, car je vous connais.

Le tout sans préjudicier à la tragédie des Sirven, qui va se jouer, et qui n’attirera peut-être pas grand monde parce que la pièce n’est pas neuve. Pour celle des Scythes, pardieu, elle est neuve. Respect et tendresse.

  1. C’est le Mémoire qui est mentionné sous le n° 11 dans la note, tome XXIV, page 366.
  2. Expression des Actes des apôtres, ix, 18.
  3. C’était le nom du capitoul lors de l’affaire de Calas.