Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6604

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 524-526).

6604. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
8 décembre.

Vous avez bien fait de m’écrire, mes divins anges, car vous esquivez par là une nuée de corrections et de changements qui étaient déjà tout prêts. Mais puisque vous me mandez que rien ne presse, je corrigerai plus à loisir ce que j’ai fait si fort à la hâte.

Vous avez dû vous apercevoir que j’ai deviné plus d’une de vos critiques. J’ai prévenu aussi la censure judicieuse que vous faites de la précipitation d’Obéide à dire, au cinquième acte : Je l’accepte, dès qu’on lui fait la proposition d’immoler son amant.

Je m’étais un peu égayé dans les imprécations, j’avais fait là un petit portrait de Genève pour m’amuser ; mais vous sentez bien que cette tirade n’est pas comme vous l’avez vue ; elle est plus courte et plus forte.

Mais aussi, comme mes anges laissent à maman et à moi notre libre arbitre, nous vous avouons que nous condamnons, nous anathématisons votre idée de développer dans les premiers actes la passion d’Obéide. Nous pensons que rien n’est si intéressant que de vouloir se cacher son amour à soi-même, dans ces circonstances délicates ; de le laisser entrevoir par des traits de feu qui échappent ; de combattre en effet sans dire : Je combats ; d’aimer passionnément sans dire : J’aime ; et que rien n’est si froid que de commencer par tout avouer. Je n’ai lu la pièce à personne, mais je l’ai fait lire à de très-bons acteurs qui sont dans notre confidence ; je les ai vus pleurer et frémir. Il se peut que l’aventure de l’ex-jésuite[1] ait un peu influé sur votre jugement, et que vous ayez tremblé que l’intérêt, qui fait le succès des pièces au théâtre, manquât dans celle-ci ; mais j’oserais bien répondre de l’intérêt le plus grand, si cette tragédie était bien jouée.

Vous m’avouez enfin que vous n’avez d’acteurs que Lekain ; il ne faut donc point donner de pièces nouvelles. Le succès des représentations est toujours dans les acteurs. On prendra dorénavant le parti de faire imprimer ses pièces, au lieu de les faire jouer, et le théâtre tombera absolument. Les talents périssent de tous côtés.

Gardez donc vos Scythes, mes divins anges ; ne les montrez point ; amusez-vous de Guillaume Tell[2] et d’un cœur en fricassée[3] ; faites comme vous pourrez.

Je dois vous dire (car je ne dois rien avoir de caché pour vous) que j’ai envoyé mes Scythes à M. le duc de Choiseul. J’ai été bien aise de lui faire ma cour, et de réchauffer ses bontés.

Daignez, je vous en conjure, vous occuper à présent de mes pauvres Sirven. Vous aurez enfin cette semaine le factum de M. de Beaumont. Cette tragédie mérite toute votre bonté et toute votre protection.

Je vous demande en grâce de me mettre aux pieds de M. le duc de Praslin, et de vouloir bien faire souvenir de moi M. le marquis de Chauvelin, à qui j’épargne une lettre inutile, et à qui je suis bien tendrement attaché.

Je vous demande pardon de tout le tracas que je vous ai donné pendant quinze jours. Je suis au bout de vos ailes pour le reste de ma vie.

  1. Voltaire avait donné comme étant d’un ex-jésuite le Triumvirat, qui n’avait point eu de succès.
  2. De Le Mierre.
  3. Dans la Gabrielle de Vergy, de de Belloy.