Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6561

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 488-490).
6561. — À M. DU CLAIRON[1].
Au château de Ferney, 4 novembre.

Lorsque j’eus l’honneur de vous écrire[2], monsieur, je n’avais point encore lu la page 166, où l’auteur des notes a l’insolence et la mauvaise foi de vous accuser d’avoir volé le manuscrit de la tragédie de Cromwell à M. Morand votre ami[3].

J’avais parcouru seulement quelques endroits de cet ouvrage punissable. J’avais surtout remarqué la page 16 des trois lettres ajoutées après coup à l’édition[4] ; on lit ces mots dans cette page 16 : « Il est donc presque impossible, mon cher Philinte, qu’il y ait jamais un grand homme parmi nos rois, puisqu’ils sont abrutis et avilis dès le berceau par une foule de scélérats qui les environnent et les obsèdent jusqu’au tombeau. »

J’étais indigné, avec non moins de raison, de voir une lettre, que j’avais écrite en 1761 à M. Deodati, défigurée d’une manière bien cruelle. On y déchire M. le prince de Soubise[5], à qui j’avais donné les plus justes éloges. On l’insulte avec la malignité la plus outrageante : c’est à la page 98.

Il y a vingt atrocités pareilles contre des ministres, contre des hommes en place ; j’ai été forcé de recourir au témoignage de ceux à qui j’avais écrit ces lettres, que le faussaire a falsifiées. Vous sentez, monsieur, combien il est important de mettre un frein, si on peut, à ces iniquités qui déshonorent la librairie. Je ne vous dirai pas que votre intérêt vous y engage, ce serait peut-être une raison pour vous empêcher d’agir ; mais il importe de découvrir un scélérat qui a insulté les plus grands seigneurs du royaume.

Vous êtes à portée de le découvrir, soit en tirant ce secret de Marc-Michel Rey, imprimeur de Jean-Jacques Rousseau, soit en vous adressant à Messieurs les bourgmestres d’Amsterdam. Je puis vous assurer, monsieur, que les ducs de Choiseul et de Praslin ne vous sauront pas mauvais gré des soins que vous aurez pris pour arrêter ces infamies. Ils sont trop grands, à la vérité, pour être sensibles aux satires d’un malheureux, qui ne mérite que le mépris ; mais ils sont trop justes et trop amis du bon ordre pour ne pas réprimer une audace trop longtemps soufferte.

Pour moi, monsieur, je vous avoue que ce petit événement, tout désagréable qu’il est, me laisse une grande consolation dans le cœur, puisqu’il a servi à renouer notre correspondance, et qu’il me donne une occasion de vous renouveler les sentiments de la véritable estime que vous m’avez inspirée, et de vous dire avec combien de vérité j’ai l’honneur d’être de tout mon cœur, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

  1. Antoine Maillet du Clairon, né près de Mâcon le 16 novembre 1721, est mort à Paris le 16 novembre 1809. Il était, en 1766, commissaire de la marine à Amsterdam. Outre quelques écrits en prose, il a composé une tragédie de Cromwell, et traduit de l’anglais de Brooke une tragédie de Gustave Wasa, 1766, in-8o.
  2. On n’a pas retrouvé jusqu’ici cette première lettre à du Clairon. Elle était du mois d’octobre ; voyez no 6529.
  3. En rapportant cette accusation page 166, Robinet ajoutait même que tous les amis de Morand y ajoutaient foi.
  4. Ces trois lettres ajoutées étalent données comme attribuées à Montesquieu ; voyez tome XXV, page 583.
  5. Voyez la lettre 6491.